Un cadavre est loin d’être aussi inerte qu’on le pense. Ce dernier peut toujours émettre des flatulences lors de sa décomposition, proportionnelles aux microbes qui se nourrissent de l’intérieur. Daniel Kwan et Daniel Scheinert le savent, mais préfèrent retirer les mathématiques de l’équation afin de se pencher sur l’état de décomposition d’un autre corps, bien vivant et sur ses deux jambes. Proche de la structure du « Seul au monde » de Robert Zemeckis, le film ne se laissera pas comparer pour autant avec le ballon Wilson et son naufragé. L’invitation démarre avec les pensées torturées d’un Hank (Paul Dano), qui semble avoir capitulé avec la société. Il reste en marge de celle-ci et a échoué sur une île, où la mort serait sa seule issue et sa seule délivrance… Mais c’est faux, car cette œuvre nous invite à repenser la vie, à ne pas l’oublier et à revivre pleinement ces instants qui font de nous des êtres sensibles, qui rotent et qui pètent.
L’agonie n’était donc pas loin d’arracher le jeune Hank à la vie, en proie à son naufrage, distinctif d’un exil quasi-forcé, dès lors qu’il reconnaîtra un profond mal-être dans la civilisation. Il fallait évidemment une apparition douteuse pour que le cadavre des plus candide, qu’il nommera Manny (Daniel Radcliffe), lui fasse comprendre que la solitude peut encore le suivre après la mort. Le jeu du « Week-end chez Bernie » peut alors commencer, avec tout plein de trouvailles hilarantes, qui peuvent repousser les plus sceptiques dans un premier temps, avant que l’on prenne conscience des enjeux qui motivent la survie de Hank. Accompagné de son couteau-suisse humain, littéralement traduit du titre, ce dernier déploie tout le miroir de la société, grâce aux souvenirs d’une femme qu’il aime secrètement ou encore ceux de son enfance, lorsque ses parents devaient lui faire son éducation sentimentale.
Ce dépressif est donc à genou, face à ses propres démons et finit par se les approprier pour les injecter dans une complicité morbide avec Manny, qui l’aide dans toutes ses tâches, même d’un ordre thérapeutique. Le sourire de Radcliffe est aussi détonant que la performance de Dano, impérial dans la détresse qui anime son personnage, dont la sensibilité nous agrippe. De ce côté-là, le film s’aventure aisément dans les ruptures de ton, passant du rire aux larmes avec une simplicité déconcertante. Le buddy-movie n’est qu’une formalité pour en décrire l’apparence, tandis que le film nous incite à sonder ce qui effraie les hommes trentenaires de nos jours, mal en amour et en reconnaissance. On peut louper quelques subtilités dans cette étude, de même dans une fine comparaison entre Netflix et le cinéma, argument supplémentaire à la psychose du héros, mais rien n’est à amputer dans sa rêverie. La réalité viendra tout remettre en place dans un dénouement déchirant.
La magie prend également avec la bande originale de Andy Hull et Robert McDowell, un autre duo dont l’audace et la créativité génère de la chaleur, tout au long d’un périple fort en émotions. Et ceux qui auront reconnu le style déjanté du clip « Turn Down For What » verront à présent des cinéastes derrière une telle entreprise, faisant de « Swiss Army Man » autant un outil antidépresseur qu’un objet de réflexion. Sans cacher les gags les plus simples et les plus organiques, les Daniels offrent aux spectateurs, une chance de reconsidérer le cinéma comme un avale-tout de créativité. Ils n’épuisent pas une cartouche sans en justifier l’utilité, quand bien même il s’agirait d’une issue de secours arbitraire. Il s’agit d’une œuvre aussi jubilatoire que larmoyant et parfois les deux dans le même plan. C’est atrocement délicieux et absurde, mais c’est carrément le chemin que les réalisateurs ont emprunté pour ramener leurs personnages à la vie.