Je ne vais pas m'étendre sur le scénario, le jeu des acteurs et actrices ou la qualité de la réalisation pour la simple et bonne raison que malgré son indéniable mystère et ma curiosité, il ne m'a pas été possible de terminer ce film. Il me semble par contre important de dire quelques mots sur le traitement réservé à deux scènes de même nature, envisagées sous deux angles complètement différents à seulement quelques minutes d’intervalle. Il s’agit des deux scènes de viol :
la première, où Ettore (Ewan Mitchell) tente de violer Boyse (Mila Goth) et la deuxième, où Dibs (Binoche) viole Monte (Pattinson). La scène de la tentative de viol d’Ettore sur Boyse ne laisse aucun doute sur la nature de l’action, et se conclue aussi violemment qu’elle a commencé : Ettore est tué par une autre membre de l’équipage. Bon, j’ose dire sans regret, parce que ce personnage a depuis le début été dépeint comme brutal voire bestial, à deux doigts de passer à l’acte. Bref, il n’avait rien de bien sympathique pour commencer, mais après la violence de l’agression, soulignée notamment par les cris qui accompagnent toute la scène, l’issue était assez évidente. Le problème vient de la juxtaposition de cette scène de viol et de la suivante. Quelques minutes plus tard, Dibs s’introduit dans la chambre de Monte et s’allonge sur lui. La voix de Monte, qui retrace ces évènements a posteriori, vient d’introduire la scène en disant que Dibs a drogué les passagers et passagères. Donc premier problème : on sait que lorsque Dibs commence à toucher Monte, celui-ci est non seulement endormi mais inconscient, car drogué. Il n’est donc pas en mesure de réagir à ce qu’il se passe autour de lui, et donc pas en mesure de consentir à un rapport sexuel. C’est un viol. (en outre Monte dit explicitement très tôt dans le film qu’il a choisi l’abstinence sexuelle, et Dibs le sait puisqu’elle l’appelle « monk », moine) Deuxième problème : un certain nombre d’éléments dans cette scène et dans ce qui l’amène viennent comme masquer le fait qu’il s’agit bien d’un viol, comme si on disait « oui bon c’est un viol mais... ». C’est un viol « mais » le personnage de Dibs est, contrairement au précédent violeur, construit comme un personnage sensuel et attirant dès le début du film. Il n’y a rien à redire de la performance de Binoche, qui incarne à merveille ce côté sorcière/ensorceleuse et on sait rapidement que les hommes de l’équipage ne sont pas insensibles à son charme et à son mystère (Ettore ou Monte lui-même disent qu’elle est « foxy », sexy). Pour autant, on sait aussi qu’elle mène des expériences douteuses en échangeant le sperme des passagers contre des drogues, et qu’elle modifie le dosage de ces drogues dans l’eau que les membres boivent, pour influencer leur sommeil. Bref, elle a du pouvoir sur les autres membres et elle en abuse. Quand elle s’allonge sur Monte, lui lèche les doigts et les insère dans son vagin pendant qu’il est inconscient, elle abuse là encore de son pouvoir. Or dans cette scène, ce n’est pas le pouvoir et la domination qu’elle exerce insidieusement sur l’équipage qui se ressentent au premier lieu, mais la sensualité. Tout tranche avec la scène de viol précédente : à la brutalité d’Ettore, à la rapidité de l’enchaînement des actions et à l’agressivité de la bande-son (des cris) répondent la lenteur des gestes de Dibs, son chuchotement, et le choix d’une musique douce et sensuelle. Une part de nous doit bien voir qu’elle abuse d’une situation de pouvoir et que Monte, inconscient, ne peut pas consentir à ces gestes, mais tout est fait pour nous conditionner à croire que c’est une scène érotique, pleine de volupté. Et après tout, c’est Juliette Binoche, il en a de la chance ce Pattinson, non ? Sauf que, qu’elle soit sexy et douce dans ses gestes n’enlèvent rien à son intention et rien non plus au fait qu’il s’agit bien d’un viol. Dans le commentaire de cette scène dans une critique, j’ai cru comprendre qu’on pouvait interpréter la sensualité affichée de cette scène et le choix de la musique comme des éléments montrant qu’on voit ici l’action depuis le point de vue de Dibs. D’accord, pourquoi pas. Mais dans une interview de Claire Denis sur Cinema Scope (https://cinema-scope.com/features/soft-and-hard-claire-denis-on-high-life/), quand le/la journaliste souligne que cette scène est « en quelque sorte un viol », Claire Denis lui répond que c’est un « soft rape » (un viol « doux »), contrairement à l’autre viol du film, qui lui serait plus violent. Elle ajoute que « voler le sperme d’un homme […] c’est une chose différente ». Nope. Il n’y a pas de viol « doux » vs viol « violent », un viol est un viol, point. Profiter de l’état d’inconscience d’une personne pour lui imposer un rapport sexuel, c’est un viol, il n’y a pas d’autre mot. Lorsque Claire Denis qualifie ce viol de « viol doux » et refuse de le mettre sur le même plan que le viol de Boyse (qui est bien sûr horrible et inacceptable, mais là n’est pas la question), elle alimente une foule d’idées reçues non seulement sexistes mais aussi extrêmement dangereuses. Cette prise de position soulève tellement de problèmes que je vais devoir faire une liste : l’idée qu’un viol n’en serait pas un s’il est perpétré par une personne sexy (faux) l’idée que le violer un homme (cis) ne serait pas possible (faux) – une érection peut être purement mécanique, elle n’est pas systématiquement synonyme d’excitation ; l’idée que les hommes (cis) ne pourraient pas être victimes de viol parce qu’ils seraient toujours partants pour avoir des rapports sexuels (faux – la libido n’est pas un super-pouvoir masculin, elle n’est pas constante). La banalisation de cette scène et les propos de Claire Denis alimentent ces idées reçues qui relèvent d’une virilité toxique (attendre des hommes qu’ils soient toujours prêts à fournir du sexe, croire que les hommes ne peuvent pas être victimes de violences et autant d’injonctions qui laissent entendre que les hommes n’auraient en fait pas droit aux émotions et ne seraient donc jamais susceptibles de vivre des expériences traumatiques), ainsi que la culture du viol. Cette scène comme ces propos sont graves et irresponsables pour la méconnaissance qu’ils témoignent de la réalité des violences sexuelles subies par des hommes et pour la claque qu’ils doivent envoyer à toute une partie de la population victime de ces violences. Si au moins la réalisation avait permis d’expliciter la nature de cette scène (= un viol), en évitant par exemple cette musique sensuelle et ce contraste avec la scène précédente, ou si Claire Denis avait remis en question sa conception du viol avant de lancer de telles inepties dans l’interview de Cinema Scope, les bases d’une réflexion auraient pu être posées. Dans un film qui interroge les rapports humains dans un contexte extrême en se focalisant sur la sexualité, la porte était pourtant grande ouverte pour ces questionnements.