Reconnaissons-le d’emblée, le regain d’intérêt pour les films biographiques depuis la fin des années 2000, en une constante entreprise de réhabilitation de tout et n’importe qui, commence à être diablement lassant. Après le biopic canonique au montage linéaire de type « road to success », le biopic de la rédemption selon le déroulé succès / déchéance / revival, le biopic pervers à la sauce Zola misère / réussite éphémère / misère plus grande encore, la mode est donc aujourd’hui au biopic qui n’en serait pas vraiment un, au biopic autoréflexif qui s’interroge sur la légende qu’il est en train de forger. Cette dernière démarche va de pair avec une certaine hypocrisie et un faux refus de complaisance : car en prétendant les nier, le biopic « arty » utilise pourtant les mêmes recettes que des réalisations plus conventionnelles, en feignant d’un air hautain de ne pas y toucher.
En premier lieu, comme l’affiche nous l’indique, nous nous concentrons bien sur un seul personnage et partant, une seule actrice. Natalie Portman est une star pratique, au joli minois, qui parvient souvent à relever le niveau de divers blockbusters hollywoodiens. Cependant, elle semble ici engoncée dans le tailleur rose Chanel de Jacqueline Bouvier Kennedy, tétanisée presque à chaque plan devant l’enjeu du fameux rôle à Oscar, surjouant éhontément les moindres facettes de son personnage. Une des prétendues découvertes du biopic serait d’éviter un portrait monolithique et d’offrir une pluralité de points de vue sur la personnalité choisie. L’épouse Kennedy sera ainsi une femme-enfant godiche et empruntée, attitude immortalisée par le documentaire « A tour of the White House with Mrs. John F. Kennedy » diffusé par CBS, mais aussi une veuve forte et intransigeante, bouffie d’orgueil et de vanité, consciente de sa place précaire dans la grande Histoire, le tout selon la ritournelle « Splendeurs et misères d’une First Lady » : « A First Lady must always be ready to pack her suitcases. It's inevitable. » Les mines forcées pour chaque attitude scandent par trop les stations sur la route de la statuette tant désirée : crises de larmes opportunes, cigarettes consommées frénétiquement lors de crises existentielles, velléités pseudo mystiques, regards soudain déterminés pour surmonter les obstacles… bref, tout l’attirail archétypal de la femme à la fois faible et forte censée ébahir le spectateur et lui intimer le respect. Le pire est que tout cela fonctionne à chaque fois, alors pourquoi se priver ? Un intérêt feu de paille a fleuri pour « Jackie » après la diffusion du film, à grands renforts de biographies non officielles végétant dans la nostalgie fumeuse des années 60 américaines.
Seulement, en second lieu, Pablo Larraín semble conscient des pièges de cette fascination éphémère et entend bien graver sa figure dans le marbre. Il opte ainsi à dessein pour un montage synthétique, qui bouleverse l’arc chronologique (quelle découverte !), et dans lequel chaque plan est supposé devenir hautement signifiant, plutôt que pour un montage linéaire désormais désuet ou réservé aux direct-to-vidéos. Cette touche « cinéma d’auteur » exige d’abord de ne se concentrer que sur une période réduite de la vie de l’héroïne. Outre l’avantage non négligeable de s’économiser un lourd travail de recherches et d’éviter les bourdes historiques, cette démarche présente l’ambition mesurée d’extraire la substantifique moelle d’un moment déterminant de la vie du personnage, qui rayonnerait sur l’ensemble de sa biographie.
« Jackie » se concentre donc sur une période de trois journées, du 22 novembre 1963, date de l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy à Dallas, au 25 novembre 1963, lors des funérailles grandioses en l’honneur du défunt président des États-Unis. Pour alambiquer un poil la structure, ces événements sont relatés par Jacqueline Kennedy elle-même, le 29 novembre 1963, face à Theodore H. White, journaliste du magazine « Life », et divers flashbacks présentent la visite virtuelle de la Maison Blanche le 14 février 1962.
Cette structure éclatée permet de faire émerger, au gré des analepses et des prolepses, des leitmotivs et des thèmes chers au réalisateur : les divergences entre mythe et réalité, ou entre féérie et pesanteur du quotidien, la petite histoire dans la grande Histoire, le poids et l’importance de la tradition, les effets de miroir et de dédoublements, le sens de la vie en général. Admettons que cela est convenu à souhait et certains dialogues n’aident vraiment pas à faire décoller l’ensemble.
Le comble est atteint lors des entrevues entre Jackie et le prêtre catholique joué par John Hurt (Que diable allait-il faire dans cette galère ?), en une sorte de pastiche involontaire des scènes de confession dans les mauvais romans sentimentaux. Je suppose que répondre à une crise profonde de foi : « But then, when morning comes, we all wake up and make a pot of coffee. » rapatriera immédiatement les brebis égarées dans l’enclos chrétien. Cela pourrait être risible, si Pablo Larraín ne manquait justement ici un aspect fort intéressant de la famille Kennedy, à savoir leur foi catholique dans un pays de WASP.
Il est dès lors étonnant que ce soit justement le scénario de ce film qui ait été récompensé en 2016 à la Mostra de Venise, en la personne de Noah Oppenheim, plutôt que le montage de Stéphane Fontaine, scolaire mais correct.
Les proverbes de restaurants chinois pullulent en effet dans « Jackie », dont un autre exemple est le conseil fort avisé de la secrétaire de la Maison-Blanche : « La vie doit continuer malgré tout », en une lourde allusion au futur mariage de Jacqueline Kennedy avec l’armateur milliardaire grec Aristote Onassis. Cette lourdeur se répercute dans certains motifs, comme celui du sang qui s’imprègne sur le tailleur et les mains de Jackie. Il y aurait beaucoup à écrire sur l’éternelle reprise du théâtre shakespearien dans les films contemporains, dont les symboles sont répercutés à l’envi dès qu’il est question de pouvoir et de violence. Dire qu’un film est « shakespearien » ne provoque chez moi qu’irritation et consternation…
comme j’ai pu l’écrire par ailleurs, il est grand temps que le cinéma réinvente sa propre mythologie et cesse de singer le théâtre ou la littérature.
Je dois cependant concéder à « Jackie » certaines élégances de mise en scène, qui lui évitent de sombrer totalement dans le navet d’auteur.
Pablo Larraín initie par exemple un cache-cache habile contre les désirs morbides du spectateur. Les images de l’assassinat de Kennedy, cette cervelle qui éclate littéralement en mille morceaux après l’impact de la seconde balle, sont reportées et montrées sans aucune esthétisation de la violence. Ce refus de l’exhibition, qui est aussi une des problématiques du film, est doublé lorsque la télévision est éteinte par Robert Kennedy alors qu’elle diffuse le meurtre en direct de Lee Harvey Oswald par Jack Ruby.
La reconstitution des archives au moyen de lentilles Kodak témoigne enfin du travail fort soigné du chef opérateur, et permet des jeux d’échos intéressants. Pour toutes ces bonnes raisons, l’onanisme d’une certaine presse exigeante sur « Jackie » se comprend un peu mieux. En revanche, il est plutôt étonnant que la composition de Mica Levi soit tant louée par cette même presse. Si une bande originale doit évidemment raconter sa propre histoire, se superposant ou discordant par rapport aux images projetées à l’écran, la musique fait ici littéralement cavalier seul jusqu’à devenir franchement agaçante. Cela est d’autant plus regrettable que le score proposé pour « Under the Skin » laissait présager un immense talent.
En définitive, le souci de « Jackie » est une mise en scène qui explique trop ses intentions, une posture d’auteur qui cherche constamment à justifier sa démarche et ménage ses effets, sans jamais revêtir aucun charme pour le spectateur. Car l’ensemble demeure glacial, manquant indéniablement de rythme et d’intérêt. Dans un entretien accordé aux « Cahiers du Cinéma », le réalisateur confesse : « j’ai commencé à tomber amoureux du personnage, à mieux comprendre ce que Jackie avait fait. » Comme toute passion amoureuse à ses débuts, celle-ci est malheureusement égoïste, recroquevillée sur elle-même, jusqu’à cantonner le spectateur à un rôle de porteur de chandelle.
Nul doute que Pablo Larraín ne s’identifie au journaliste joué par Billy Crudup, d’abord sceptique et moqueur devant la vanité de la jeune femme, plutôt désagréable, ne constituant après tout qu’une portion congrue de l’Histoire, et finalement conquis jusqu’à l’adoration béate : « You left your mark on this country, Mrs. Kennedy. These past few days, that the story. Losing a president is like... It's like losing a father. And you were a mother to all of us, and that's a very good story. »
C’est ici que nous retrouvons la « very good story », l’arc narratif commun à tous les biopics, la réhabilitation de figures historiques méconnues, conclue sur un triomphal « happy-end » optimiste, vantant ici de surcroît la continuité du corps théocratique américain. Peu importe si le spectateur, interloqué, n’ait pas bien saisi, au fil de pérégrinations qui consistent simplement à savoir si les funérailles de Kennedy seront grandioses ou intimistes, toutes les nuances et la profondeur du personnage présenté.
Nous avons manqué le coup de foudre, qui a atteint le réalisateur en dehors de son film, et dont les séquelles sont sensibles dans la féerie niaise et forcée du royaume de « Camelot » …
Il ne reste plus à souhaiter qu’après deux réussites critiques projetées la même année, « Neruda » et « Jackie », le réalisateur chilien ne connaisse pas un sort analogue à celui de son producteur, Darren Aronofsky, passant de réalisations ambitieuses et intéressantes comme « Requiem for a dream » ou « The Wrestler », à des navets astronomiques comme « Noah ». Cependant, se perdre dans des castings internationaux et commencer à errer dans les studios de Luc Besson n’est jamais très bon signe…