Je n’attendais pas grand-chose du film de Pablo Larrain en entrant dans la salle, j’allais à cette séance un peu dans l’inconnu, intéressée par un réalisateur que je trouve décidément digne d’intérêt et par quelques critiques élogieuses sur la performance de Natalie Portman. Et je dois avouer que je sors de ce film assez bouleversée. « Jackie » n’est pas du tout un biopic, puisque le film ne retrace qu’une semaine de la vie de Jackie Kennedy, cette semaine qui commence le 22 novembre dans l’avion qui emmène le couple en campagne de Forth Worth à Dallas et qui se termine dans une voiture qui emmène la jeune veuve et ses deux enfants loin de la Maison Blanche, où Mme Johnson choisit déjà les nouveaux rideaux ! Une semaine, c’est le temps qu’il aura fallu à Jackie Kennedy pour se décider à survivre à son mari. Pablo Larrain, qui privilégie dans ses films la photographie vintage, les couleurs un peu délavées, qui n’a pas peur de surexposer ses plans s’en est donné à cœur joie avec ce long métrage. Il mélange habilement les images d’archives avec la reconstitution, intègre son actrice dans lesdites archives, n’hésite pas à saturer le son, à intégrer une musique un peu criarde par moment. Tout ce que les autres réalisateurs cherchent à gommer, à améliorer, lui s’en sert pour donner de la puissance à ce qu’il raconte. Larrain choisi de tourner son film comme on l’aurait tourné à l’époque, et ça lui donne une puissance qui fonctionne, c’est indéniable. Même s’il signe là son film la plus «Hollywoodien » à ce jour, il lui donne un cachet particulier que je trouve très à propos. Le film est assez lent, évidemment, et il est souvent lourd et douloureux, évidemment, mais je ne m’y suis pas ennuyé une seule seconde. Dés la première scène, on se sent en empathie avec cette femme qui parait si froide mais qui porte en elle une colère et une douleur qui affleure dans chaque scène, et qui parfois, rarement, s’expriment comme telles. Natalie Portman réussi une performance de premier plan, elle incarne Jackie dans ses attitudes, dans son phrasé si particulier (très articulé, très aristocratique). Mais ce n’est pas le plus impressionnant, le plus fort, c’est comment Portman arrive à rendre palpable à l’écran la bataille que Jackie doit mener pour rester celle qu’elle à toujours été (bien élevée, digne, obéissante aux règles) alors qu’à l’intérieur, elle est folle de rage et de douleur. Au travers de quelques scènes, ce mélange de colère et de chagrin s’exprime par une phrase, un regard, un cri silencieux. C’est assez bouleversant je dois dire de voir cette femme lutter pour garder la tête haute alors qu’elle a vécu un traumatisme d’une violence inouïe. Elle est en plein choc post-traumatique, sauf qu’à l’époque, on ne sait pas encore ce que c’est et c’est vers un prêtre, et non un psychiatre, qu’on la dirige. Les seconds rôles, forcément en retrait, sont très biens mais Peter Sarsgaard campe un Bobby Kennedy intéressant, plus idéaliste que son frère, endeuillé, impuissant à consoler sa belle-sœur, dépité de voir ce que Johnson va faire du travail de son frère. Bobby Kennedy est un personnage qui mériterait bien un film pour lui tout seul, ça fait longtemps que je pense que le Kennedy le plus intéressant des deux n’était peut-être pas celui qu’on croit ! Le scénario est chronologiquement éclaté, cela peut paraitre un peu déroutant par moment car parfois, on se demande à quel moment précis on est, surtout sur la fin. De temps en temps, les scènes où Jackie fait visiter la Maison Blanche à la télévision s’intercalent, comme pour rappeler des jours heureux qui ne sont plus. Le reste du film on alterne entre l’interview et le déroulement de la semaine passée, (plus ou moins) dans l’ordre chronologique.
Le moment M, sur Dealey Plaza, est évoqué deux fois. La première fois, rien n’est montré, c’est Jackie qui la raconte en quelques mots, elle est digne mais les mots qu’elle prononce sont terrifiants. La seconde fois, c’est montré, c’est même montré carrément et là on s’aperçoit que la réalité diverge un tout petit peu, qu’elle n’a pas tout dit au journaliste, qu’elle n’a pas tout osé dire de l’horreur de cette seconde précise, qu’elle s’est laissé submergé par le choc, par la chagrin, qu’elle a perdu le contrôle d’elle-même. La scène la plus forte ne dure que quelques secondes, elle montre une Jackie Kennedy submergée par la douleur, les mains sur la plaie béante de son mari, effondré sur ses genoux. La femme digne et froide et sophistiquée n’existe plus pendant ces quelques secondes, et c’est quelque chose de très fort. Longtemps je me suis demandé pourquoi elle avait eu ce réflexe improbable de se jeter sur le coffre de la voiture alors qu’en cas de danger, on se recroqueville mécaniquement : dans un état second, elle ramassait les morceaux de crane de son mari ! Longtemps je me suis demandé pourquoi elle avait gardé toute la journée ce tailleur rose Chanel maculé de sang et de cervelle (tailleur Chanel maudit pour l’éternité à tel point que la première fois que je l’ai vu à l’écran, j’ai eu un frisson d’angoisse) : c’était un geste politique, le premier de cette semaine qui bizarre et forte en symbole, c’était pour faire honte à tous ces sudistes qui haïssaient ouvertement son mari (« Il y avait des affiches « Wanted » avec la tête de John au centre, je veux qu’ils voient ce qu’ils ont fait ! »).
Ce qui suivra ce mardi fatal sera une longue souffrance : Jackie canalisera tant bien que mal son chagrin en organisant des funérailles spectacle et en faisant fi des critiques et des risques. Le scénario ne donne qu’un petit aperçu du climat de paranoïa qui a saisi les Etats-Unis au lendemain du 22 novembre, en pleine guerre froide on vient de tirer deux balles dans le crane du Président et Jackie insiste pour défiler à pied derrière le cercueil et elle fait pression sur De Gaulle et les autres pour qu’ils fassent de même. Elle peut paraitre sèche, dure, presque capricieuse par moment, mais en fait, elle n’a qu’un objectif, faire entrer Kennedy dans la légende, comme Lincoln avant lui, et pour cela elle est prête à tout. Il y a pléthore de scènes très fortes, et je dois avouer que j’ai souvent eu la larme à l’œil. Certains reprocheront au film de Larrain un petit peu de pathos ou bien de faire de Jackie Kennedy une icône et de passer sous silence les zones d’ombre de son mari et de son couple. C’est certain, on sait aujourd’hui que Kennedy la trompait à tour de bras, avait des accointances avec des gens peu fréquentables, et que sa mort aura éclipsé son maigre bilan. Tout ça on le sait aujourd’hui mais ça n’a jamais écorné vraiment sa légende. C’est cette légende que Jackie aura eu à cœur de construire, si Kennedy est aujourd’hui si présent dans la vie des Etats-Unis, c’est que pendant une semaine, Jackie aura tout fait pour cela, c’était surement sa manière à elle de commencer son deuil. Je ne peux que recommander d’aller voir « Jackie » en salle, même si c’est un film parfois douloureux, parfois un peu lent, qui peut paraître aussi un peu bavard et grandiloquent. Malgré tous ces petits « défauts », « Jackie » est un film bouleversant.