Comme souvent chez Dolan tout commence par une image (volontairement) floue, celle d'une silhouette traînant sa carcasse dans un aéroport, comme perdue, incertaine quant à l'itinéraire à prendre une fois sa destination atteinte. Un taxi mène finalement le protagoniste principal dans une maison de campagne relativement isolée, et ici va débuter l'énigme. En tant que spectateur, nous connaissons son but : informer sa famille de sa mort prochaine, mais pas le cheminement par lequel il compte procéder pour l'annoncer, ni les motivations l'ayant poussé à couper les ponts plus de dix ans avec ses proches. Dés son arrivée le climat ambigu s'installe : joie des retrouvailles en sourdine, rancœurs péniblement contenues, peine à délivrer l'affection censée caractériser ce type de contexte.
Au-delà de la scène-pivot du repas, seul apte à réunir longuement la famille, les vérités de Louis se distillent lors des séquences privées qu'il passe avec chaque membre de la maisonnée. Une succession de « duels » équitablement saupoudrés le long du récit, et situés dans différents cadres symboliques, témoins de la nature de chaque relation : cette chambre où sa petite sœur a si souvent ruminé son absence ; ce grenier où sa mère a conservé ses vieilles affaires ; cette voiture en mouvement illustrant la fuite en avant d'un grand frère complexé ; cette cuisine où sa timide belle-sœur, traitée en servante par son mari, semble s'éterniser comme dans un refuge. Chaque face à face apporte son lot d'informations, souvent entre les lignes, parfois à travers les regards ou les silences valant mille mots. À côté de sa grandiloquence passée, la réalisation de Xavier Dolan apparaît ici presque nihiliste, oblige le spectateur à une implication totale, ouvre largement son sujet à l'interprétation, la subjectivité, ouverture absente de son prédécesseur Mommy. Pas de doute, cet opus amène le Québécois dans une nouvelle dimension, l'auréole d'une approche anthropologique et le spectateur avec, celle de l'observateur gêné devant une situation conflictuelle dont on ne possède pas tous les tenants et aboutissants. Jusqu'ici, à l'exception notable de J'ai tué ma mère il semblait aisé de prendre partie dans ses films, or il parvient cette fois à instiller une part touchante et détestable à chaque personnage. Même le cynique frère Antoine (Vincent Cassell) parvient à créer l'empathie, aussi bien coupable et victime de la pression sociale sur ses épaules. Même les « gentils » Louis (Gaspard Ulliel) et Suzanne (Léa Seydoux) provoquent l'agacement, l'un par un perpétuel mutisme, l'autre par une certaine vulgarité. En belle-sœur effacée, Marion Cotillard est paradoxalement la plus mise en lumière tandis que l'impact de Nathalie Baye en mère faussement déjantée s'amenuise au fil de la projection.
S'il s'agit avant tout d'un film de personnages, Juste la fin du monde s'inscrit parfaitement dans la carrière de Xavier Dolan, porte sa patte, ses obsessions, ses références, enfonce le clou de sa progression en l'espace de sept ans. Citons à titre d'exemple son goût pour l'utilisation en bande son de titres ultra populaires qu'on ne s'attend pas à entendre dans ce type de cinéma : les Roumains d'O-Zone succèdent ici aux tubes de Céline Dion (Laurence Anyways, Mommy) ou Indochine (Les Amours Imaginaires) sans provoquer nullement le ridicule ou l'incohérence. Par ailleurs, des liens évidents relient cette œuvre à Tom à la ferme : même tabou autour de l'homosexualité en milieu rural, même postulat de l'élément extérieur dans un milieu hostile, même violence contenue, même opposition entre le spirituel et le manuel, et même refus de trancher dans la dernière ligne droite. Louis ne satisfait qu'en partie à l'objectif de sa venue, mais le film parvient à donner un caractère définitif à sa quête de paix intérieure.