La Shoah est l’une des thématiques les plus délicates à représenter à l’écran. Face à l’ampleur du phénomène historique et à la véritable industrialisation du meurtre qu’il incarna, il est virtuellement impossible de trouver le juste ton et le juste équilibre, entre respect dû aux victimes et absence de complaisance artistique envers le drame. Même Spielberg avec sa “Liste de Schindler�, ou Benigni avec “La vie est belle�, s’ils ont récolté un immense succès public, se sont vus tacler par la critique : l’un par la muséification d’un héros oublié, l’autre par sa volonté de faire naître la légèreté et la poésie dans le dernier endroit où elles auraient pu exister, tous deux se sont vus accuser de ne pas avoir su prendre la mesure du génocide qui se déroulait alors en Europe occupée, de ne pas avoir “compris� l’horreur, tout simplement...ou en tout cas, d’avoir voulu l’épargner à leur public. Un reproche que l’on ne pourra pas adresser à ce film hongrois, qui parvient à imposer l’horreur des camps d’un point de vue physique et “sensoriel�, tout en esquivant au maximum les accusations de complaisance grâce à un remarquable dispositif de mise en scène. Fin 44, Saul, membre d’un Sonderkommando, croit reconnaître son fils parmi les cadavres qu’il est chargé d’évacuer et décide de veiller à ce qu’il soit enterré selon le rite juif, en présence d’un rabbin, alors qu’au même moment une mutinerie se prépare dans le camp. Il y a quelque chose d’absurde dans la quête obsessionnelle de cet homme qui, alors que les vies sont milliers par centaines autour de lui par l’abominable machine d’extermination nazie, cherche par tous les moyens à accomplir un rituel qu’on pourrait de bon droit trouver très secondaire. Pourtant, il ne s’agit là que d’un détournement de l’assertion du Talmud selon laquelle qui sauve une vie sauve l’humanité entière : dans un contexte aussi épouvantable où, selon le point de vue du personnage principal, tous sont déjà morts, veiller à ce qu’un mort, en particulier, soit traité dans le respect de son identité spirituelle et de son humanité est à la fois dérisoire et vital, aussi vital que de raconter une blague, aider un co-détenu à se relever ou fabriquer un petit objet de bois : c’est une manière pour les prisonniers de conserver une parcelle de cette humanité que les bourreaux nazis leur dénient en permanence. Qu’il s’agisse de l’enterrement ou de la révolte, ces éléments sont nécessaires pour établir des enjeux narratifs minimaux mais ne constituent pas la raison pour laquelle on se souviendra en priorité du “Fils de Saul� : c’est l’audacieux dispositif visuel du film qui joue ce rôle. En tant que membre d’un Sonderkommando, Saul fait partie de ces Juifs qui “achètent� quelques mois de survie supplémentaire en accomplissant les tâches les plus abominables pour le compte des Allemands, comme évacuer les corps des chambres à gaz, les emmener au crématoire ou pelleter leurs cendres dans la rivière voisine. On s’en doute, pour tenir le coup moralement, il devait être vital de ne pas trop intérioriser ses actes. C’est pourquoi tout au long du film, la caméra épouse au plus près le point de vue de Saul, pris dans l’agitation permanente du camp, passant d’une tâche à l’autre, sous les hurlements et les coups des kapo...mais s’abstient de détailler plus que nécessaire son environnement, laissé à dessein à l’état de figures et silhouettes aux contours imprécis. Lorsque Saul évacue un cadavre, ce dernier n’est jamais directement “observé� car Saul s’y refuse : l’image s’apparente plutôt à une vision imprécise, quelque chose qu’on n’aurait fait que croiser du coin de l’oeil en une fraction de seconde. Seuls les contacts “directs�, ceux qu’il recherche ou ceux auxquels il ne peut se soustraire, sont perçus avec netteté. Ce parti-pris visuel sert un objectif évident, celui de briser la distanciation qui existe entre une représentation de l’enfer des camps et le spectateur ; de plonger, littéralement, le second dans le premier, sans lui laisser la possibilité de se préserver en se barricadant dans une zone de confort émotionnelle. En dépit de sa photographie volontairement imprécise et presque monochrome, on peut donc bien parler, dans le cas du “Fils de Saul�, de “choc esthétique�, au service d’une violence émotionnelle nécessaire..