Sortir d'une salle comme transporté au retour d'un voyage, est une occasion relativement rare. Se dire d'un film qu'il vous a fait redécouvrir le sens et la beauté du cinéma, sans doute encore plus. C'est pourtant ce que propose "Lamb". Ajoutons que ce commentaire est tout autant une invitation à aller voir ce film magnifique, qu’une une mise au point qui me semble nécessaire face à certains commentaires (tout autant de spectateurs et que de certains critiques).
Car évoquer la beauté du film en le qualifiant de « simple », « pour enfant » ou empreint de « naïveté », comme je l'ai lu c’est à mon humble avis signer l'aveu d’être passé à côté de l’essentiel du sujet. En cela, aucun enfant ne sera, par exemple, en mesure de comprendre la dernière phrase de ce film.
Peut-être qu’un minimum de connaissance de la culture et de la société éthiopienne est nécessaire (je ne l’espère pas tant ce film porte l’universel en lui).
Peut-être encore, que les débats simplistes qui ajoutent certains milieux médiatiques rendent t’ils certains hermétiques à ce genre de question ou de réponse ici, en ce moment.
Peut-être enfin, faut-il avoir connaître quelque peu ces régions du Nord de l’Ethiopie pour s’y sentir transporté (le film est si fort, qu’il vous paye le voyage).
Ne pas s’y tromper, « Lamb » se révèle d’une ambition qui dépasse les épaules du petit Ephraim. Car à travers lui se jouent des questions complexes, celles de notre monde d’adulte, des questions politiques (NB : Yared Zeleke le signale d’ailleurs très bien en interview).
Sur la forme d’abord, loin d’un rythme « lent » comme on peut le lire, le film se construit par petites scènes, chaque pièce avançant une à une pour construire la complexité de l’ensemble. Le beauté des plans ne doit pas uniquement au massif du Simien, mais à des construction qui révèlent un amour pour la beauté de l’image (cette fille lisant son journal de biologiste sous un arbre, cette petite bergère seule au milieu du monde, ce plan du départ du père dissipant les nuages).
Le fond et l’originalité du film quant à lui prend tout son sens dans la dernière phrase. Ephraim étant cet enfant (cet homme ?) qui s’interrogera tout le long sur nos sociétés d’adultes, perdu dans la nuit de ce labyrinthe de racines gigantesques (les tradition, l’économie, la science, les genres mais aussi la liberté).
Ephraim est au cœur de ce monde, tiraillé entre ces dualités et ces tensions qui traversent nos sociétés (religion et science, tradition et modernité). Comme il est seul au monde entre la terre de son père et le ciel où se trouve sa mère. Il parcoure ces chemins de la campagne à la ville, puis de la ville à la campagne lorsque le vol et la brutalité en auront raison, du milieu traditionnel vers les universités d’Addis, lorsque d’un bêlement de mouton on l’éjectera du camion (NB : Yared Zeleke aussi abandonnera ses études pour se consacrer au cinéma). Une chose semble claire pour Ephraim : le rejet des traditions violentes et des rôles imposés, notamment du religieux, narguant le prêtre qui se fait complice des voleurs.
Le reste l’est moins et c’est là que réside l’originalité de ce film. Car Ephraim ne tombe pas dans le piège de choisir l'une ou l'autre des directions. A la rigidité mortifère des racines, d’une société, Ephraim oppose la souplesse de ses rêves d’enfant (les nôtres ?), son aspiration à la liberté. Plus lucide que naïf, plus que refuser une direction particulière, il refuse ces choix mêmes, car comme il sait la violence et l’absurdité d’une société, il sait aussi la beauté de la culture et des danses éthiopiennes.
Ceux qui savent la beauté de cette région du monde et de sa culture, et la fierté que tiennent les éthiopiens de leur indépendance maintenue depuis Adoua, savent aussi la violence que conservent certaines traditions.
Ephraim ne choisit ici ni la voix de la tradition, ni celle de la modernité. Il sait dire « Non » quand le monde des adultes (l’autorité) lui impose des actes absurdes, ce "Non" qu’il portera tout le long de ce film et dont le titre du film n'est qu'un symbole (l’expérience de Milgram montre que même chez les adultes, cela est loin d’être acquis…). Il n’ira pas « devenir » comme dans le film de Radu Mihaileanu (« Va, vis, deviens ») dans un autre monde, comme si celui-ci ne lui permettait pas d’être.
En permanence à cheval entre deux mondes, Ephraim « aime son père » qui incarne cette tradition tout en étant capable de remise en cause en conservant jalousement sa liberté et ses aspirations qui lui sont propres. Ephraim dépasse les affrontements dialectiques en traçant sa propre voix, celle d’un autre ailleurs possible, d’un autre monde, la sienne qui ne soit ni celui d’un archaïsme violent, ni celui d’une modernité qui exclut et rejette la beauté d’une culture. Un monde enfin apaisé qui soit celui d’une possible issue pour notre humanité