Sorti fin 2018, Nocturnal Animals est le second long-métrage réalisé par Tom Ford. Styliste de formation, particulièrement réputé dans le milieu de la mode (il a bossé pour Gucci et Yves Saint Laurent) et responsable des costumes de quelques films (on lui doit notamment les fringues de Quantum of Solace et Skyfall), ce cinéaste "occasionnel" adaptait ici pour l'écran le roman Tony and Susan d'Austin Wright. Retitré Nocturnal Animals, le scénario du film nous plonge dans un thriller psychologique intimiste où l'on suit la remise en question de Susan Morrow (Amy Adams), une riche propriétaire de galerie d'art à Los Angeles. Evoluant dans un milieu aussi glacial que les oeuvres qu'elle expose et mariée à un homme d'affaires qui la méprise et la trompe, Susan semble perdre pied dans une existence qui ne lui convient plus. Un jour, elle reçoit un courrier de la part de son ex-mari, Edward Sheffield (Jake Gyllenhaal), qu'elle n'a pas revu depuis vingt ans. Il s'agit du manuscrit de son dernier roman, intitulé Animaux nocturnes, et qui lui est dédié. Intriguée, Susan ne tarde pas à plonger dans la lecture du manuscrit et semble de plus en plus affectée par ce qu'y a écrit Edward.
Ce qui suit contient quelques spoilers.
Il suffit de quelques minutes de métrage pour comprendre que Nocturnal Animals ne sera en rien un film comme les autres. Distillant une ambiance étrange dès ses premières séquences, Tom Ford réussit à allier ici la précision narrative à une forme tout aussi classieuse que stylisée. Dès les premières minutes du métrage son objectif isole la protagoniste dans un décorum froid et déshumanisé, convoquant un peu du style du De Palma hitchcockien des grandes heures (période Pulsions et Body Double) auquel Ford emprunte l'exigence esthétique. Ainsi, chaque plan semble pensé dans le moindre détail et la composition chromatique de ses images ne font que retranscrire le sentiment de déréliction de son héroïne. Susan Morrow est une personne qui a réussi et elle occupe de toute évidence un certain rang social. Mais cette richissime galeriste semble peu à peu prendre conscience qu'elle s'est emprisonnée dans un mode de vie qui ne la satisfait pas. Elle le dit d'ailleurs au début du film, au détour d'une réplique a priori anodine, balancée à une jeune stagiaire enthousiaste : "N'as-tu pas l'impression parfois de passer à côté du plus important ?". Cernée par des individus superficiels et vaniteux (voir la scène de la réunion), évoluant dans un monde aussi somptueux que glacial et dépressif, Susan réalise que ce après quoi elle a toujours couru (la réussite financière, la reconnaissance sociale, la beauté d'un compagnon volage et antipathique) ne l'a pas rendu plus heureuse pour autant.
La lecture du manuscrit de son ex-compagnon interviendra alors comme un catalyseur dans son cheminement psychologique. Et ouvrira alors l'intrigue sur le récit de deux axes narratifs, renvoyant tout autant au passé amoureux de Susan avec Edward qu'il mettra en scène une sordide intrigue de rapt et de meurtre frôlant de très près le vigilante flick. Si l'on s'interroge très vite sur la nature du récit d'Edward (souvenir d'une tragédie ou pure fiction criminelle ?), il devient progressivement évident qu'il s'agit tout autant de l'évocation douloureuse d'un passé réel que de la fiction cathartique. Edward l'explique d'ailleurs lui-même lors d'un flash-back révélateur : l'écrivain n'écrit que sur des choses qu'il a lui-même expérimenté et les déguise ensuite juste assez pour les transformer en fiction. Ainsi, par la création littéraire d'une intrigue purement criminelle et la portraiture d'un "héros" démissionnaire et foncièrement lâche, le personnage d'Edward (montré ici uniquement dans des flash-backs) réussit à établir une véritable auto-psychanalyse et explique de la sorte, toute la passivité dont il a fait preuve lorsque Susan l'a trompé et quitté. Personnage décrit comme faible, le héros du roman, Tony, devient alors la projection fictive de ce qu'était alors Edward quand Susan l'a trahi : un être incapable d'agir et de préserver ce qu'il avait de plus cher, préférant alors la fuite et la culpabilité plutôt que la confrontation et la pleine expression de son ressentiment.
Dans le récit fictif imaginé par Edward, la passivité de Tony est ensuite subtilement mis en cause par l'intervention du personnage du détective Tommy Andes (Michael Shannon) lors de leur premier entretien dans la voiture de police. Le policier semblera ainsi s'étonner du manque d'action du jeune homme pour défendre sa famille et relèvera même le moment où Tony lui confiera s'être senti "contraint" de conduire un des ravisseurs alors que ce dernier ne le menaçait d'aucune arme. Plus important qu'il n'y parait au premier abord, le personnage du détective devient alors primordial dans le cheminement moral de Tony/Edward et de son désir de vengeance dès le moment où il lui propose purement et simplement de l'aider à se "venger" des meurtriers de sa femme et de sa fille. Au début assez antipathique, Andes devient alors le seul soutien moral de Tony et le seul à pouvoir lui permettre par le meurtre des coupables, d'exprimer pleinement sa douleur et la colère qu'il se refuse à libérer. Le cheminement psychologique de Tony renvoie alors bien entendu à celui d'Edward quand celui-ci, alors cocu et privé de sa paternité, semblait choisir la fuite plutôt que la confrontation. Lors d'un flash-back où Susan dîne avec sa mère, celle-ci la pressait d'ailleurs déjà à quitter Edward qu'elle jugeait trop faible (le mot "weak" revenant souvent dans le film) et pas assez ambitieux. Mais plus intéressant encore, c'est aussi lors de ce dialogue que sera évoqué la mort récente du père d'Edward qui l'aurait, si on en croit Susan, profondément affecté. Plus tard dans une scène du récit imaginé par Edward, celui-ci imagine les raisons qui poussent le détective Andes à aider le "faible" Tony. Dans un dialogue entre les deux personnages (la scène du resto-route), le policier évoque son cancer et sa mort prochaine et le fait qu'il s'en voudrait de quitter ce monde sans aider le jeune homme à se faire justice. Présenté comme une figure masculine forte semblant pousser le "faible" Tony à s'affirmer comme un "homme" par la vengeance, Andes peut alors se voir comme la projection fictive du défunt père de l'auteur Edward, et le fantasme d'un appui moral inespéré.
Mais loin de n'être qu'une simple victimisation d'Edward, le récit qui se déroule progressivement dans l'esprit de Susan finit peu à peu, subtilement, par trahir une démarche plus insidieuse de la part de l'écrivain. En exprimant par son intrigue toute la douleur que leur rupture a provoqué en lui, ce dernier réussit à émouvoir Susan jusqu'à faire naître en elle un lourd sentiment de culpabilité. Le manuscrit intervient alors, dans une période où cette dernière semble perdre le contrôle sur sa vie et remettre en cause ses choix passés. S'étant elle-même piégée dans un monde superficiel et figé, Susan se souvient, s'émeut et regrette, elle souhaite alors se redonner une chance avec son ancien compagnon. L'ultime séquence du film intervient alors comme la pleine expression de la vengeance d'Edward, reflétant à la fois tout son mépris et le deuil qu'il a su faire de leur histoire. Susan n'est ici plus qu'une femme esseulée, piégée entre une existence dénuée de sens et le souvenir affectueux d'un passé définitivement révolu. Le seul à pouvoir la sauver du regret ne la rejoindra pas à sa table.
Il s'agit là bien sûr d'une vague interprétation d'un film dont la richesse narrative ouvre sur plusieurs niveaux de lecture. Sublimé par une mise en scène d'une élégance folle, le film de Tom Ford n'en finit plus de fasciner, tant par son sous-texte passionnant que par les qualités de jeu de ses comédiens. Tous ici habitent merveilleusement bien leurs personnages, que ce soit Jake Gyllenhaal, dans un double rôle éprouvant, Amy Adams, superbe en femme esseulée en proie au regret, la trop rare Laura Linney en bourgeoise snob et suffisante, Armie Hammer en époux volage et distant, Aaron Taylor-Johnson, parfait à contre-emploi en petit salopard, et Michael Shannon, qui trouve ici probablement un de ses meilleurs rôles.
Peuplé de personnages fantomatiques et évocateurs, aussi irréels que les créatures qui veillent aux heures nocturnes, Nocturnal Animals compte parmi les perles noires les plus étincelantes que le cinéma US nous ait récemment apporté. Un formidable thriller intimiste sous forme de trip psychanalytique, à ranger précieusement aux côtés d'Elle de Verhoeven, d'Enemy de Villeneuve et de The Invitation de Kusama.