À un moment donné, le personnage du beau-frère veule et philosophe de comptoir cite Socrate : "Une vie sans examen ne vaut pas la peine d'être vécue". Parfaitement conscient que son cinéma est un examen de sa vie, parce qu'il y débite toujours les mêmes obsessions avec le même spleen dandy tour à tour inconséquent et d'une noirceur cachée mais redoutable, Woody Allen construit son film comme un nouveau récital conscient de ses redondances et de ses airs de déjà-vu, presque contrit de sa vanité. Pourtant, si on aime tant retrouver Allen, parfois malgré moi pour ma part, c'est aussi parce que ses constats amers sur la superficialité et le non-sens de la vie se prolongent tout naturellement vers la recherche timide d'une étincelle, d'un mirage dans lequel s'abandonner. L'amour, bien sûr, l'irrationnel dans Magic in The Moonlight, le charme, le raffinement, l'élégance. S'il craint plus que tout le ridicule, cela permet à Woody de maintenir la même lucidité sur l'univers désuet et mondain qui le fascine grâce à un humour fait de saillies brèves, comme si son envie de rire passait aussitôt qu'elle venait. Ce parfum de regret éternel se sert à merveille de l'ambiance thirties fantasmatique où il cherche à retrouver le goût de son enfance en la rêvant, et est d'autant plus touchant qu'il se révèle avec retenue, sans jamais tomber dans la noirceur cynique de l'Homme Irrationnel. Surtout, ce qui permet à Café Society de se maintenir juste au-dessus de l'ennui, dans un voisinage cotonneux où on en sent encore les effets paralysants sans jamais en garder l'intranquillité, c'est sa mise en scène de velours, inhabituelle chez un auteur qui préfère d'ordinaire rester sobre pour mieux faire de ses long-métrages des théâtres tragi-comiques où les personnages sont laissés à eux-mêmes et au grotesque de leurs actes. Ici, les cadrages sont soyeux, retenus mais pleins de grâce, et chaque plan est pensé comme un décor censé contenir en lui-même toute l'idée nostalgique qu'Allen se fait de la beauté. La profusion de détails, pourtant, n'empiète jamais sur des acteurs laissés au premier plan et dont on sent plus que jamais qu'Allen les laisse libres, justement parce qu'il est fasciné par leur beauté (Kristen Stewart est plus belle que jamais) et par le quelque chose dont il se croit privé qu'il retrouve chez eux ; la spontanéité et la pureté. En effet, sans jamais en faire des personnages naïfs construits sur le calque d'un conte, Allen laisse, même si ce n'est que le temps de quelques plans, son couple principal s'épanouir dans une histoire fragile mais belle où bat tout le cœur du film et de son réalisateur. Trop honteux de vivre pleinement parce qu'il a conscience du ridicule qu'il faut y mettre pour le faire de façon intense (c'est-à-dire pour oublier que nos actes sont insignifiants et vains), Allen projette sur ses personnages toute l'ardeur qu'il réprime, et laisse un peu à voir du désir intact qui survivra cruellement à un homme que la vie a usé. Usé, bien sûr, car reviennent ensuite par le biais de l'intrigue les vieux démons de l'inconstance des sentiments ou des ravages du temps. Construit comme un hommage au beau malgré toute l'impossibilité qu'il y a à l'embrasser vraiment (et pas tout à fait sans rappeler La Grande Bellezza, pour le coup), Café Society est une berceuse jamais ébouriffante, mais elle trouve sa saveur petit à petit, lorsque quelques heures vous séparent de la projection et que vous réalisez à nouveau (comme toujours chez Allen) que l'intérêt du film ne se trouvait pas dans les grands sentiments qu'il prétend mettre en scène mais dans la timidité et le regret que le new-yorkais ressent à savoir ne pas pouvoir le faire.