Le nouveau film de Leos Carax « Annette » redonne au cinéma sa pleine dimension onirique, tragique, lyrique. Ce poète du 7ème art s’empare d’un genre surprenant, la comédie musicale avec la complicité des Sparks qui signent la bande originale.
Dès le générique début le tempo est donné.
« So may we start? », chanté en chœur par l’équipe du film, amorce la partition des voix comme celle des personnages. Le show peut commencer, les destins s’accomplir.
La bande son agit comme un double auquel les protagonistes sont intrinsèquement liés ; révélant un univers aux multiples miroirs où le réel et la fiction n’ont plus de frontières distinctes.
Cette mise en abyme cinématographique interroge. Quelle est la nature de ce mystère qui nous pousse, nous spectateurs, vers ces scènes où les spectacles vivants se substituent au réel de nos vies ?
Le public, autre personnage du film, si facile à manipuler, à envoûter, n’est-il pas aussi cette caution fragile et versatile à laquelle les stars unissent leur destin pour le meilleur et le pire ?
Henry, comédien de « stand-up », magistralement interprété par Adam Driver et Ann, cantatrice de renommée internationale, lumineusement interprétée par Marion Cotillard, deviennent les proies consentantes de ce public. À faire de leur scène respective un laboratoire où leurs gloires vont s’entrechoquer.
La scène, le public, les média, forment une seule et même vague. Une lame de fond. Le personnage d’Henry surfe sur cette vague, tel un marionnettiste tenant au bout de son micro et jeu de scène ce fil qu’il pense pouvoir maîtriser à volonté. Un fil sur lequel le funambule feint d’ignorer l’idée même de la chute.
Ann, talentueuse, aérienne dont la voix transcende les foules, est une tragédienne qui meurt sur les scènes du monde pour faire vivre et vibrer un public. Un public qui ira jusqu’à scander « Qui va désormais mourir pour nous ? », lorsque la réalité va transformer les scènes où Henry évolue.
Ann aime Henry, mais elle sent. Elle sait. Une ombre plane. L’infime peut tout briser. Mais l’amour est plus fort. Et quand cet amour s’imagine tout dépasser, il perdure dans un autre corps. Celui d’un enfant.
Annette est le fruit ou plutôt l’objet de cet amour. L’incarnation hybride de tous ces jeux de miroirs. La création dans la création. La réalité dans la fiction. La fiction grimée en réel. Le théâtre dans le cinéma ou l’inverse.
Mais Annette est une enfant qui reste à mi-chemin de la création et du réel. Pour devenir un être à part entière, elle doit se libérer de ses géniteurs.
Annette est un Pinocchio au féminin dont la maturité glaciale la pousse à s’émanciper du monde qui l’a créée ; à l’inverse du Pinocchio de Collodi.
En toile de fond, cette tragi-comédie musicale distille quelques clins d’œil qui nous renvoient à notre monde et à son actualité. Un monde qui a changé depuis une décennie. Un temps pendant lequel Leos Carax est resté en retrait. Un observateur tapi dans l’ombre, muet, mais attentif. Tellement attentif.
« Annette » est un grand moment de cinéma lumineux qui nous entraine dans un drame Shakespearien, remis au goût du jour, en nous faisant traverser un univers dont les artifices sont habituellement propices aux rêves.