La dernière diète cannoise panse ses maux dans une ouverture de festival qui sonne à la fois la charge vers le chaos et l'amour du cinéma. Leos Carax nous revient également de loin depuis "Holy Motors". Sa galerie ne cesse donc d'amplifier sa sensibilité, un brin poétique, un brin tourmentée. Et comme dans la plupart de ses précédentes réalisations, il se heurte à des forces plus grandes que lui et ses personnages, qui ne possèdent ni la force de nager, ni la force d'espérer. C'est dans une spirale mortuaire que les esprits se rencontrent, que les sons résonnent et que l'élocution, transpirant de cynisme, devient dissonante et tremblante. Cependant, ce festival ne peut démarrer sans le consentement ou l'appui des Sparks, scénaristes et en charge d'une musique qui sécrète la damnation des mortels, qu'ils soient célébrés ou juste égocentriques.
Une première scène méta nous invite ainsi dans les coulisses d'une opération de démythification, sans langue de bois et dans un soupçon d'élégance, où le travail du metteur en scène sera un pivot dans le récit qui suit. C'est un long relai entre les producteurs, les concepteurs et les artistes de la scène qui s'annonce. Les visages ne seront plus que des masques pour certains et une vérité pour d'autres. Adam Driver et Marion Cotillard sont lancés dans un monde sur-mesure, un monde vicieux, qui appréhende la sensibilité d'une audience et qui témoigne d'une sortie de route tragique pour ces derniers. Leur fascinante lutte pour convaincre un public, loin d'être pudique, marmonne des sentiments, loin d'être exagérés et qui gagnent en pertinence, plus encore en aval du documentaire d'Edgar Wright sur les frères Mael.
À la frontière du succès et de l'emprise formelle d’une autorité toxique, masculine et parfois les deux, Demy rencontre Murnau et Carax saisit la violence qui découle du show-biz. Une mise à nu est symbolique d’une étreinte, que l’on ne peut arracher, ni dans l’amour ni dans la mort. C’est une démarche des plus risqués et des plus audacieuses, celui de développer le contrepied des motifs et des icônes, à travers l’enfance et l’innocence. Pourtant, rien ne l’est. L’illusion prend le dessus sur la chair et les ficelles qui guident tout ce beau monde s’effacent sous les projecteurs, moqueurs, admirateurs et profondément destructeurs. Ce sont ces mêmes lumières qui brûlent les ambitions et le prestige d’artistes qui ont été lancés trop jeune. Les conflits entre Henry et Ann s’accentuent ainsi, dans un carnaval qui ne lésine pas sur ses artifices les plus simples, mais des plus honnêtes, à l’égard de ceux qui n’arrivent pas encore à briser le filtre enchanté de l’émerveillement.
Il s’agit d’un triste conte aux couleurs pâles et qui morcelle le romantisme dans des boyaux musicaux, rarement enjoués, souvent mélancolique. Le propos est aussi simple qu’accessible, pourtant, d’autres finissent par chavirer en cours de route, quelque part entre la mise en abyme d’une caricature et la finesse et ce bourdonnement, invoquant sans cesse la chute libre et irrécupérable des protagonistes, outils et victimes de leur propre condition. C’est une affaire qui se lit autant sur plusieurs couches que dans les deux sens de lecture possible. La linéarité de l’intrigue, le rythme ne génère pas autant que rage qu’on le souhaiterait, car cette œuvre nous désarme par ses propres moyens, dans une modernité gracieuse, dans un dernier soupir artistique et corrompu par une jalousie passive et dangereuse.
« Annette » souffre peut-être d’un manque d’émotion dans son élan, mais finit par s’envoler, dans un cadre qu’il exploite juste dans ses moindres recoins, piégeant chaque lueur d’espoir dans les ténèbres d’une coexistence, à première vue magique, mais rapidement compromise dans un boulevard purgatoire, en somme fascinante et conquérante.