Attention, cette critique dévoile des éléments essentiels de l'intrigue. Chaque film de Leos Carax est perçu comme un événement par la communauté cinéphile, et "Annette" ne déroge pas à la règle. Si le film a été justement récompensé à Cannes du prix de la mise en scène, il ne faut pas le réduire à un simple geste de cinéma fou – ce qu'il est tout de même en grande partie –, car le film a un propos et, comme dans "Holy Motors", le moteur scénaristique c'est le cinéma. En même temps que Carax voit chaque scène comme une entité close au sein de laquelle tous les moyens de cinéma s'emploieraient à lui donner une singulière puissance, à en faire un grand moment de bravoure (le travelling circulaire autour du chef d'orchestre, le champ contrechamp entre Henry et le public lors de leur confrontation, l'accouchement, etc) le cinéaste construit aussi un mouvement plus ample, dont les multiples ruptures narratives n'empêchent jamais la cohérence d'un discours articulé autour de la porosité entre l'authenticité et le faux, la vérité et le mensonge. Le faux serait ce qui se joue sur scène, le vrai dans la vie, serait-on tenté d'affirmer ; or, dans "Annette", la distinction est loin d'être aussi nette. C'est par exemple sur scène que Henry annonce qu'il a tué Ann : au moment où il le dit, il ne l'a pas encore fait, mais ce qui passe encore à ce moment comme une trouvaille d'humour noir gênante de la part du comique possède en réalité une valeur performative : c'est la provocation envers le public qui lui donne l'idée de projeter sa part sombre dans la vie ; quant à Ann, elle fait semblant de mourir tous les soirs sur scène, mais quand elle se dirige au fond de celle-ci, c'est pour se rendre dans une forêt qui semble bien réelle. Quand bien même elle joue la tragédie, sa mort jouée est bien une prolepse de ce qui adviendra lors d'une étourdissante scène de tempête. Pour démêler le vrai du faux, il faut plutôt se pencher sur ce que font Ann et Henry en tant que parents, l'un manipule Annette et en fait, contre sa volonté, une star internationale ; l'autre offre à la marionnette son don pour mieux hanter celui qui l'a tuée. C'est l'idée la plus subversive du film que de mettre dos à dos ceux qui sont – en tant qu'amants – le meurtrier et la victime ; du point de vue de l'enfant, la responsabilité est partagée et il ne restera que le pardon ou l'oubli – "Forgive you both or forget you both", dit finalement Annette dans la chanson "Sympathy for the Abyss", lors d'une dernière scène renversante. C'est quand la marionnette devient chair que la vérité éclate ; affranchi du spectre du mensonge et du faux, le film en renvoie dos à dos ses deux figures emblématiques dans ses deux derniers plans : Henry, dont le visage ne regarde plus la caméra, et une marionnette dévitalisée, débarrassée de son artificialité fantastique. D'abord euphorisant puis se métamorphosant en conte macabre, "Annette" ne frappe pas par son évidence ; il faudra d'ailleurs plusieurs visionnages pour démêler cet objet complexe, dont la modernité passe autant par la construction narrative que par la virtuosité d'une mise en scène qui revisite avec excentricité les codes du genre.