Naomi Kawase s’attache ici à rendre palpable la beauté de notre monde, dans sa simplicité, dans ses manifestations en apparence les plus insignifiantes, les plus fragiles, et pourtant si essentielles (un sel d’une île tropical, exposé aux rayons de la Lune, aura une saveur différente d’un autre sel). Elle joue à la fois sur notre vue, grâce à une caméra caressante, sensible aux moindres palpitations de la vie, et sur notre ouïe, fondant harmonieusement le bruissement soyeux des fleurs de cerisiers, les pépiements d’un canaris avide de liberté ou le frémissement de haricots rouges en train de confire lentement dans une bassine de cuivre. « La marque constante de la sagesse est de voir le miraculeux dans le banal » relevait Ralph Waldo Emerson dans Nature. En ce sens, ce nouvel opus de la réalisatrice japonaise est d’une profonde sagesse et illustre parfaitement la philosophie de son héroïne, Tokue : « Nous sommes nés pour regarder et écouter ce monde », dit-elle au seuil de la mort.
La cuisine se fait ici leçon de vie. Elle est à la fois synonyme de respect – pour les produits utilisés, dont il convient de se représenter le parcours, du champ à l’assiette, pour en obtenir le meilleur – et d’attitude face au destin. « Et même si nous n’avons pas réussi notre vie, nous pouvons trouver un sens à notre existence », relève Tokue. La réalisation de la pâte An à donner une raison d’être à cette femme reléguée au début de l’adolescence dans une léproserie, au cœur de la forêt – d’ailleurs, ce milieu où elle a grandi et vécu n’est sans doute pas pour rien dans son approche transcendantaliste du monde.
L’auteur de Still the water propose également un éloge de la marginalité, qu’elle oppose à la fade standardisation de notre société. Les deux héros sont des proscrits. Pour autant, ils vont s’élever mutuellement et, en dépit de leurs difformités (physiques pour l’une, morales pour l’autre), parviendront à l’excellence. Une excellence cependant empreinte d’humilité, non pas d’arrogance, les deux allant souvent de pair, aujourd’hui…
Comme dans tous les films de Kawase, l’histoire se déploie selon un rythme apaisé, même si en arrière-plan, à l’occasion de brefs inserts (des trains lancés à pleine vitesse dans un décor urbain impersonnel), la cinéaste nous rappelle l’agitation un peu vaine d’une époque semblant impatiente de se consumer. Cette mesure est à l’image de la cuisine de Tokue. Et l’on peut affirmer que Les délices de Tokyo sont au frénétisme dominant du cinéma contemporain, industriel tout autant que formaté, ce que la recette de la pâte An est au fast-food : un mets délicat et raffiné, propre à ravir le gourmet-cinéphile.