En vieillissant, Alejandro Jodorowsky s'est demandé quelle était la finalité de l’Art. Pour lui, ce n'est pas un moment de détente mais quelque chose qui sert à guérir. Le metteur en scène développe : "Mais guérir qui ? Le public ? Impossible, puisque le public n’existe pas. Le public est colonisé par le cinéma américain. Il ne cherche que la détente, à être soulagé de son stress pendant le temps de la projection. Et le « cinéma de réalisateur », soi-disant plus profond, est systématiquement dédié à des problèmes sociaux, l’une des dernières choses qu’on est capable de « vendre » au public. Mais ces films sociaux, ce sont des histoires de pauvres faites par des gens très riches. Une fantaisie ! Alors qui guérir ? Principalement moi. Deuxièmement, ma famille. Et en troisième lieu seulement, le public que je saurai inventer."
Pour Alejandro Jodorowsky, Poesía sin fin et son précédent film La Danza de la Realidad forment une unité aussi bien dans le contenu que dans la forme. "À la fin de chacun des deux films, l’enfant part vers un nouveau lieu. Il quitte mon petit village de Tocopilla pour la capitale Santiago, puis il quitte le Chili pour la France. Les deux fois, il y a cette idée du voyage vers l’inconnu", note le cinéaste.
Avant La Danza de la realidad, son avant dernier film datant de 2013, Alejandro Jodorowsky n'avait pas tourné depuis 1990 et Le Voleur d'arc-en-ciel. Le réalisateur voit ses deux derniers films comme dépassant l’idée de faire du cinéma avec les moyens habituels – des acteurs, une caméra, des décors. Il confie : "Je qualifie mon cinéma de « psycho-magique ». J’ai publié un livre intitulé Le Théâtre de la guérison chez Albin Michel, qui envisage la poétique comme une technique thérapeutique."
Via Poesía sin fin, Alejandro Jodorowsky raconte sa vie d’enfant puis d’adolescent dans des endroits très précis où il a vraiment grandi. Le réalisateur a choisi de filmer dans les lieux exacts où il a vécu et, pour ce, il a dû retourner à Santiago du Chili, chose qu'il n'avait pas faite depuis 60 ans ! Ce processus est assimilé pour lui à une guérison :
"C’est le commencement de ma guérison : revenir comme un dieu là où j’ai été une pauvre victime ; être dans la peau d’un « grand réalisateur international » pour remettre en état ces lieux minables et les embellir, pas seulement sur l’écran mais aussi dans ma mémoire. Comme un grand nettoyage… Vient ensuite la guérison de ma famille. Je suis moi-même dans le film, à l’âge que j’ai, vieux, en train de raconter mon histoire. Je me vois en train de la raconter. Le personnage déterminant de mon père Jaime est joué par mon fils Brontis. Moi-même jeune homme, je suis interprété par mon fils Adan. Brontis joue son grand-père, qu’il n’a connu qu’à travers moi et ma souffrance… Adan joue son propre père. Quand Alejandro se bat avec Jaime, ce n’est pas seulement moi qui me bats avec mon père, c’est Adan qui se bat avec son grand frère Brontis."
Dans le film, la mère et la muse d'Alejandro Jodorowsky sont jouées par la même actrice, Pamela Flores. Le metteur en scène justifie l'importance de ce choix : "Psychanalytiquement, Alejandro glisse sa mère dans sa maîtresse. C’est un glissement de l’OEdipe. Il est fasciné, parce qu’il voit sa mère comme il ne l’a jamais vue. Sur ce point, je tiens à dire autre chose : j’en ai marre de la mythologie de la femme belle style mannequin. Mes personnages féminins sont de vraies femmes. Parfois un peu exagérées : dans le film, l’une est très grosse, l’autre naine. Je n’exploite jamais l’aspect physique, la séduction hollywoodienne. J’en ai marre de ça."
Grâce aux sites de crowdfunding Kickstarter et Indiegogo, 7 000 personnes ont participé au financement de Poesía sin fin. A cette somme se sont ajoutés 500 000 dollars d'économie restant à Alejandro Jodorowsky et 500 000 autres dollars donnés par le producteur Moisés Cosío.
Pour reconstituer l'époque de ses jeunes années, Alejandro Jodorowsky n'a pas eu recours à des effets spéciaux derniers cris. Le cinéaste précise : "De grands panneaux en noir et blanc, qui te montrent la réalité telle qu’elle était. Parfois, une voiture d’aujourd’hui passe dans la rue au premier plan, mais tu ne la remarques pas forcément ; c’est fait avec beaucoup de subtilité. Et une fois la prise finie, j’enlève les photos. Je ne t’hypnotise pas pour te faire croire que tu es face à la réalité. Je te montre un film, et je m’efforce de te le rappeler à tout moment. C’est aussi pour cette raison que j’utilise les ninjas, ces silhouettes entièrement vêtues de noir qui déplacent les objets quand les personnages en ont besoin, comme dans le kabuki."
Le fils du réalisateur, Adan Jodorowsky, tient le rôle principal. Comme à son habitude, Alejandro Jodorowsky n'a pas fait tourner de grandes stars. Pour lui, l’invention des stars par Hollywood constitue le commencement de la décadence cinématographique, comme il le confie : "L’année de La Danza, à Cannes, Gatsby le magnifique faisait l’ouverture du festival. La venue de DiCaprio, c’était le grand événement. Le lendemain, dans la presse, on le voyait le bras levé, avec son énorme montre au poignet. « Como une puta ». Vendeur d’objet, vendeur d’égo… Ça, je n’en veux pas."
Poesía sin fin est dédié à Michel Seydoux, lequel avait en grande partie financé La Danza de la realidad. Alejandro Jodorowsky raconte avoir passé plus de vingt ans à économiser de l'argent pour pouvoir réaliser un film dans la liberté la plus totale, sans être employé par un studio. Il se rappelle :
"En vingt-deux ans, j’ai économisé un million de dollars. Comme je voulais faire deux films, j’en ai mis la moitié. Puis j’ai rencontré mon associé Xavier Guerrero, qui a mis 200 000$. Ça faisait 700. Je suis allé déjeuner avec 10 11 Michel Seydoux, dans un petit restaurant rempli de gens du football. Au cours de la discussion, je lui ai dit que je cherchais un producteur qui ne lise pas le script, qui me fasse totalement confiance, qui ne regarde rien jusqu’à la fin. Il m’a demandé : « Combien il te manque ? ». « Un million ». En cinq secondes, il m’a répondu : « Eh bien, je te le donne ». Peu après, j’étais au Mexique pour une exposition du peintre Pascalejandro que je constitue avec mon épouse Pascale Montandon-Jodorowsky. Un jeune admirateur, Moises Cosio, me demande si j’ai un projet de film. Je lui réponds qu’il me manque encore un million de dollars. « Eh bien, je te le donne ». Deux miracles pour un seul film."