Lorsque l'on souhaite commencer l'oeuvre d'un grand auteur, il arrive parfois de commencer par la fin. D'autant qu'avec "Poesia sin fin", Alejandro Jodorowsky se livre, façon autobiogra-fiction, depuis son enfance dans les rues moroses d'un Chili à tendance fasciste, jusque son départ/exil pour la France. Le film ne trahit pas son titre. La poésie emplie son atmosphère avec pour seules limites celles de l'imagination d'un jeune artiste. Il incarne un genre atypique, aux frontières de la comédie fantastique et de la tragédie oedipienne. Voici donc l'histoire de l'initiation d'Alejandro, en lutte contre ses censeurs historiques, qu'il n'aura de cesse d'affronter, puis de fuir, puis d'affronter encore, jusqu'à une résolution amenée par l'auteur de 87 ans, aujourd'hui en 2016. Premier et dernier censeur : le père. Pour un jeune poète, vivre sous le toit d'un parent qui confond création artistique et homosexualité, homosexualité et faiblesse, se traduit naturellement par une triste perte de repères. Alejandro n'est pas le fils de son père, il est pour celui-là avant tout un homme qui n'aura jamais droit à son affection, toute tendresse entre hommes étant nécessairement d'ordre sexuel. Etre un homme consiste donc à frapper les voleurs sans pitié, qu'ils soient indigents ou non, rire sous les cataclysmes pour effrayer la peur et parfumer l'argent sale, car richesse vaut probité. Alejandro rompt alors avec sa famille, y compris sa pauvre mère, femme à la voix d'or comme son coeur, qui n'a malheureusement pas de place pour s'exprimer sans chanter. En quête de nouveaux repères, il se sent désormais libre de créer, d'écrire et de rire lorsque son cousin l'introduit dans une maison d'artistes-fous, sacrés dans leurs arts respectifs par un excès destructif/créatif. Plus tard, c'est en trouvant sa muse, femme exubérante aux formes rondes et cheveux de feu, qu'il apprendra à créer par amour et passion des corps. Elle ressemble et s'oppose à la fois la mère, si présente dans le film par ses cantates, mais paradoxalement privée de voix, excepté lorsqu'elle répond à son mari, inquiet de la disparition de leur enfant, pour le rassurer et lui confier ses propres peurs. Là, elle ne chante plus, comme si son mari lui avait rendu provisoirement son identité. D'ailleurs, il s'agit bien d'un thème important du film : la perte d'identité. Dans une ville habitée majoritairement par des hommes et femmes masqués, seuls les artistes fuient les faux-semblants et l'uniformisation par cette société fasciste. En parallèle, deux lieux s'opposent à cette mesure standard. Le premier, un bar d'artistes endormis et sans inspiration où Alejandro se rend souvent pour boire des litres de "cerveza" et y rencontrer sa muse. L'autre, un bar en sous-sol, refuge de toute la perversion sexuelle interdite en surface, poussée à l'excès. Là-bas, Alejandro perdra sa muse, devenue censeur elle aussi, à force de le tenir littéralement par le sexe. Celle-ci l'émascule tant qu'il en manque de se faire violer par une horde d'hommes impropres à entendre sa poésie. En reposant son inspiration sur une femme si voluptueuse, il en est devenu impuissant, "moins homme". C'est alors de cette nouvelle faiblesse que tous ces pervers profitent pour la souiller. Prochain censeur d'Alejandro : lui-même. Il rencontre son double dans son ami poète Enrique Lihn, dont la première apparition le dévoile visage masqué par un petit miroir, le spectateur pensant qu'il s'agit bien sûr du héros. Les deux garçons se reflètent dans leurs traits et leur corps, dans leur sensibilité et leurs excès, leur poésie et leur âme d'enfant. Ils s'amusent à parcourir la ville en ligne droite, sans s'ennuyer des obstacles physiques ou moraux qui leur bloque la route. L'interdit n'existe pas dans leur monde. Seul le jeu et la fantaisie règnent en maître. En abimant la statue de Pablo Neruda, ceux-là veulent rendre vivants leurs rêves, leur ville imaginaire, où chacun conserve enfin sa voix, son visage, son corps. La lutte contre le père s'est étendue depuis longtemps à un monstre plus grand, un dragon qui, comme dans le "Ainsi parlait Zarathoustra" de Nietzsche, arbore sur chacune de ses écailles le "tu dois" qui aliène et uniformise tant. Pourtant, lorsque Alejandro décide par lui-même, par rébellion, cela ne l'empêche pas de commettre de terribles erreurs. Ainsi, il trahit son meilleur ami en couchant avec sa compagne naine et se trahit donc lui-même et ses idéaux. Leur monde imaginaire est imparfait, comme tous les autres. Ce sera sur une scène de cirque qu'il exposera ses pires défauts, ses péchés, dans un numéro de clown, face à un public rieur. Finalement, son chemin de croix sera récompensé par le pardon d'Enrique, qui après lui avoir frappé la joue, embrasse l'autre avec une tendresse retrouvée. Il peut s'aimer à nouveau. Mais il est temps de partir pourtant. Le Chili épouse définitivement le fascisme, revenu fièrement sur son beau cheval blanc. Avant d'embarquer sur le navire qui l'emportera loin de tout cela, Alejandro livrera son ultime bataille contre son père et le vaincra. Il lui retire son masque, guidé dans ses gestes par le vieux réalisateur qui le pousse dans ses bras et le prie de pardonner à cet homme qui ne lui a rien donné, mais grâce à qui il est devenu quelqu'un. Voilà un texte qui n'est pas une critique en soi, ni vraiment une analyse. Il s'agit plutôt d'un exercice que "Un Poesia sin fin" m'a inspiré. Un très beau film, dense, qui mériterait d'être revu pour mieux comprendre, et sentir les résonances avec nos propres vies. Me voilà parti pour découvrir maintenant les autres films de Jodorowsky, qui m'a déjà conquis par son univers si beau et coloré.