Jodorowsky fait partie intégrante d’une caste de cinéastes diamétralement opposée aux normes de l’écran imposées par la société, c’est-à-dire la sobriété, la convenance et l’argent. Faire des films qui n’existent que par eux-mêmes et qui permettent la création d’un nouveau, tout ceci dans une optique purement philosophique où le cinéma est un art sacré, censé donner et faire vivre ceux qui le regardent. La psychomagie, cette guérison personnelle par l’accomplissement d’actes symboliques, imprègne toute l’œuvre de ce réalisateur chilien, la fait exploser pour donner vie – et sens – à cet univers imaginaire tiraillé entre violence et poésie, entre passion et absence. La Danza de la Realidad racontait cette enfance à Tocopilla, ville de bord de mer où le temps ne faisait qu’assécher « ses rues patientes » occupées par la misère, le fascisme et les rêves. Après que le père se soit révélé à lui-même, la famille part à Santiago. Poesia sin fin est une nouvelle étape dans la vie de Jodorowsky, il laisse son enfance derrière lui, perdant cette « innocence » pour s’orienter vers une adolescence qui ne s’achèvera que vers la trentaine, après une série de réflexions, d’aventures, de découvertes, de rencontres fascinantes. Ce désir de partage, riche et généreux, réjouit et libère la conscience.
La narration reste la même que celle de l’opus précédent : la voix rocailleuse de Jodorowsky intervient à différents endroits clés du récit afin de répondre aux interrogations de son lui plus jeune, ce qui offre diverses leçons de vie basées sur une philosophie radicale et symboliste. En deux phrases, la réponse à l’éternel « sens de la vie » est donnée : « la vie n’a pas de sens ». Partisan d’une pensée très axée sur l’empreinte laissée par la vie sur nos âmes, tout son film gravite autour de la question de l’identité. On comprend très vite qu’il y a la projection que s’en font les autres et celle enfouie au plus profond de soi, la plus précieuse car elle appartient à la vérité, et non plus à l’illusion. Ici, chaque personnage porte un masque – de manière concrète ou non – et l’enlever est à la fois un aboutissement personnel et social. De ce fait, être quelqu’un, c’est être tout sauf rien. Et ça passe par une compréhension de soi, de notre environnement, de la vie : dans le monde transgressif de la poésie, les auteurs et leurs œuvres sont voués à disparaître, bien conscients que « la poésie atteint son sommet quand elle se consume ». C’est d’une société meurtrie par la guerre civile et la dictature qu’ils s’évertuent à s’échapper, poussé par l’insolence de leur jeunesse et la liberté de leur art : bien que les gens soient ici divisés en deux catégories, ceux qui ont tout compris d’un côté et les imbéciles de l’autre, cela part d’un acte bien précis consistant à détruire toute la monotonie illusoire d’un monde afin d’en atteindre un autre, où l’humain pourrait pleinement s’accomplir en tant qu’être vivant et non plus résultat d’un formatage familial, social et culturel. Bon nombre de séquences illustrent le propos abstrait du réalisateur, telle cette traversée en ligne droite de la ville qui fait passer la poésie pour un acte complet omettant tout obstacle que la famille, la société et la culture nous imposent sans qu’on en soit conscient. Certaines scènes choquent, d’autres font grincer des dents ; le fait que la mère chante à chaque fois qu’elle parle trahit ses rêves effondrés, le violon qu’elle offre à son fils traduit, par sa forme de cercueil, l’enterrement psychologique et le besoin extrême de regarder le passé et de le faire exister… Puis il y a cette référence permanente au théâtre, mis au second plan mais présentant le film comme une véritable pièce : ces décors en trompe l’œil qui construisent la scène sur laquelle se joue la vie de l’auteur, ces photos de personnages qui sont à eux tous un peuple de l’imaginaire, accompagnant son évolution avant de se changer en souvenirs. Chacune de ces trouvailles est superbement mise en scène, toujours avec ces couleurs vives, voire criardes, ces danses chorégraphiées avec grâce et violence, ces dialogues perchés sur les cimes de l’irrationnel et de la poésie : cette fantaisie insatiable qui donne à ce film l’allure d’une œuvre vouée à la vie, à la mort, à ses épreuves nécessaires pour comprendre le monde avant de se comprendre soi-même.