Fini Les Amants Passagers et leurs outrances en chute libre, Almodovar fait table rase pour Julieta, beaucoup plus sage et raisonnable, qui parcourt les souvenirs d’une femme en pleine autopsie. Au départ tranquille, quoiqu’un peu taiseuse, puis soudain terrassée par le souvenir de sa fille qui resurgit à cause (ou grâce ?) de Bea, qu’elle a croisée dans la rue et qui va la pousser à tout plaquer (son départ au Portugal, Lorenzo, leur appart’) pour tout clarifier, tout s’expliquer, à elle aussi bien qu’à Antia, sa fille partie depuis douze ans. Isolée, abattue, elle lui écrit une lettre, et s’expose enfin à cette réalité jamais totalement admise.
Avec une douceur presque palpable, ce flash-back prend ses marques dans un train, en pleine nuit, en pleine tempête, isolé et avançant malgré tout, pareil au temps qu’essaie de rattraper notre héroïne. Elle est assise et lit un livre ; un homme arrive et tente de lui parler, elle se sent mal à l’aise et quitte le compartiment. Plus loin, dans le wagon-bar, Julieta rencontre Xoan, son futur amour. On a à l’esprit que tous ces éléments se rapportent à Antia, l’inconnue invisible pendant le film entier, mais Almodovar vise bien plus qu’une relation mère-fille « conflictuelle », inqualifiable ; c’est un portrait de femme qu’il présente, dans sa profondeur, ses retors et ses secrets les plus enfouis, de cette passion idéale qui la sauve en même temps qu’elle la piège, de ses regrets, de sa sensibilité, et surtout, de sa culpabilité. Si un thème domine bien tous les autres, c’est la question du coupable, est-il nécessaire pour résoudre ce conflit ?
La question ne se pose pas directement : les faits sont d’abord relatés avec clarté puis tanguent ensuite discrètement vers le mélodrame, chaque étape du destin de Julieta semblant logique, bien imbriquées les unes à la suite des autres avec légèreté. Ceux qui pensaient renouer avec le sulfureux style Parle avec elle devraient passer leur chemin. C’est en homme très sage, mature et minutieux, qu’Almodovar a écrit son script et élaboré ses plans et ses séquences ; un goût prononcé pour les couleurs vives, la lumière et l’harmonie visuelle : les décors d’intérieurs ont l’élégance de ceux des magazines, et c’est avec volupté que sont filmés les ébat amoureux, caressés par le silence, considérés comme la seule issue aux sourdes souffrances imposées par la vie. Julieta s’y abandonne, avant de tomber dans une impasse, une incertitude permanente, où revient ce souvenir douloureux du suicide de l’inconnu qu’elle avait refusé d’écouter. Elle continue pourtant cette relation, construite prudemment sur de l’amour, puis soudain détruite, certaine, cette fois-ci, d’en être responsable. Inéluctable force de l’histoire, ce sont ces fautes, qui donnent au film son souffle principal, son intérêt.
Antia reste très secondaire, elle demeure un prétexte pour confronter sa mère à son propre reflet. Tout cela reste de bout en bout mélancolique, jusqu’à parfois provoquer du malaise, et, au terme de cette guerre froide entre deux figures emblématiques, la mère et la fille, c’est sa passion pour les femmes que l’espagnol nous transmet, sa fascination envers leur complexité, leurs failles et leurs forces.
Tout droit sorti des nouvelles d’Alice Munro (sacrée en 2013), le personnage de Julieta s’extrait de la société (in)volontairement à cause de son état névrotique, se coupe de ses semblables et, par la même occasion, de sa « capacité à vivre ». Seule, on la découvre incapable, en proie au même doute qui la ronge, mais aucunement pathétique. Un réalisme éclatant se dégage de ces situations successives, auxquelles le réalisateur ne prend part qu’en tant qu’observateur, regardant avec distance tout ce chaos, ces agitations, ces transmissions héréditaires, sans les juger, à la manière d’un naturaliste. Pourtant la direction d’acteurs n’en souffre point : ni Emma Suarez ni Adriana Ugarte n’est en roue libre, et leurs intentions de comédiennes se concentrent sur une approche frontale de leur rôle, un jeu qui s’adapte aux émotions, aux états d’âme. Tous les personnages n’en sont que plus clairs, plus lisibles, sans pour autant être vraiment figés dans leur interprétation. Ils sont intéressants dans le rapport qu’ils entretiennent avec la vie, la réalité. « Vous devriez accepter la réalité. Ca vous aiderait. »