Film mythique, en tant qu'il appartient à l'imaginaire collectif, de Murnau (oui, Friedrich-Wilhelm), de 1922, muet donc, mais à juste titre sous-titré "Symphonie de la terreur", tant ce film doit être vécu comme une oeuvre d'art total (on voit résonner ici Wagner, et même plus proprement le Bauhaus avec toutes leurs tentatives pour réunir les formes d'art). Musique d'abord : parce que malgré le découpage en chapitres, et plus précisément en actes (manière de romaniser ou de théâtraliser le film, dont Lars von Trier notamment, aujourd'hui, use encore avec goût), la continuité du film est assurée par une sorte de fond inquiétant, angoissant, sorte de maelstrom infernal qui lie dissonances et cris instrumentaux en tout genre, pendant une heure et demi - ce qui ne signifie pas que ce fond un peu indifférencié au niveau des mélodies et des airs ne subisse aucune variation qualitative : il y a des montées et des descentes, mais en terme de suspense, de tension, et non en terme d'harmonisation, comme si rien ne comptait dans cette longue musique étrange que l'intensité, et absolument pas l'intelligibilité. En tous les cas, ce n'est pas difficile d'entendre des frottements wagnériens dans toute cette partie sonore, continue, imperturbablement dérangeante - mais cette musique est aussi ce qui fait l'unité de l'oeuvre, ce qui la clôt et l'achève.
Littérature ensuite : l'écriture est bien évidemment très présente dans le film - ne serait-ce que pour cause d'absence d'oralité, loul - et se révèle de plusieurs façons. D'abord sous la forme d'un compte-rendu général de toute l'histoire, qui fait donc vivre le film dans une forme de grand renvoi en flash-back, même si les événements racontés suivent une chronologie toute linéaire (autrement dit, l'image naît entre les mots, dès le tout début du film : elle naît par les mots de ce compte-rendu, qui situe l'action en 1838, à Wisborg). Mais ce compte-rendu n'est pas une simple archive, un vieux document administratif avec son langage austère : ce compte-rendu est entièrement littéraire, vécu à la première personne - les textes sont très soignés tout au long du film ; par exemple les premiers du film : "il est des mots lugubres comme l'appel d'un oiseau de la mort". Bref, je n'insiste pas, mais il y a toute une poésie de l'horreur qui s'écrit dans Nosferatu, des mots que l'on a tenté de marquer par la peur, et par la mort. Bref, première occurrence de l'écrit qui signe la trame narrative (une sorte de voix-off écrite) du film. Seconde occurrence de l'écrit, évidemment, constituée par les dialogues, puisqu'il s'agit d'un film muet, décalés donc, postérieurs à leur énonciation réelle, comme dans tous les films du genre. Troisième occurrence de l'écriture : il s'agit de la lecture des lettres que les deux amants héros du film (gentils) s'envoient, ET de la lecture par les deux mêmes personnages d'un livre ésotérique, racontant la légende et en même temps la vérité de Nosferatu. Bref, l'image est continument traversée de notes, mais aussi de mots, qui interviennent davantage pour couper ce fond musical, l'ébréchant de multiples discontinuités. Si la musique forme l'unité totalisante de Nosferatu, les mots en sont les multiples fêlures internes.
L'image enfin, avec la présence manifeste d'intuitions expressionnistes, à comprendre, non pas comme la reproduction fidèle de la réalité à travers le filtre subjectif du peintre (impressionnisme) mais comme la surimposition de l'auteur à la réalité, sa transfiguration, ayant pour finalité non la fidélité filtrée et sereine de la nature, mais l'intensité expressive, la violence des éléments, l'inquiétude des paysages et des hommes. Dans Nosferatu, il y ainsi une sorte de mélange étonnant entre les paysages sombres, mais filmés tels quels pour montrer à la fois leur beauté et leur caractère inquiétant, et le sujet humain écrasé, terrifié. On pourrait faire une équation simple : sur le plan pictural, Nosferatu = Friedrich Munch. Une sorte de Cri (ce sont aussi les dissonances musicales) permanent qui vient accompagner la toute-puissance effrayante de la nature. A part ça, Murnau s'amuse un peu avec les couleurs, avec des filtres bleu-nuit et jaune-jour qui font leur effet, je trouve, quelques effets visuels, pour rendre plus fantomatique Nosferatu par exemple, ou plus inhumain comme dans la scène finale, hypra-connue, où Murnau ne filme que l'ombre gigantesque de Nosferatu sur le mur qui mène à Ellen. Bon si on ajoute à ça un vrai travail de lumière, de clair-obscur, d'ombres en tous genres, on a quand même un travail de ouf pour l'époque. Dernière petite chose sur le statut même de Nosferatu, mort-vivant qui exprime à lui seul cet art total, totalisant l'image morte, picturale, scripturale, ET vivante, en mouvement, criée, musicale, cinématographique.
La critique complète sur le Tching's Ciné bien sûr (note finale : 16/20):
http://tchingscine.over-blog.com/