Analyse
La loi du marché de Stéphane Brizé
Après avoir été opérateur de machine-outil, Thierry Taugourdeau, 51 ans, cherche du travail, fait des stages, participe à des ateliers de formation, depuis 20 mois, en vain. Sa femme Karine et lui sont les parents d’un adolescent, Matthieu, un étudiant handicapé ayant besoin d’une assistance de vie; ils le gardent donc avec eux. Il rencontre ses anciens collègues pour lesquels : « La meilleure façon de faire son deuil, c’est de faire condamner les bourreaux qui nous ont mis dans ce pétrin ». Mais, pour Thierry « entrer dans une procédure, c’est revivre tout. Pour ma santé mentale, je préfère tirer un trait, passer à autre chose ». Il en aura l’occasion : il va travailler à surveiller les vols dans un supermarché. Sa misère n’est pas unique, il le constatera.
La loi du marché a été scénarisé par Stéphane Brizé et Olivier Gorce et réalisé par Brizé, Vincent Lindon et Stéphane Brizé en ont été les producteurs associés. Ce film a permis à Vincent Lindon de recevoir, enfin, un Prix d’Interprétation à Cannes en 2015, ce qu’il a considéré comme « un acte politique ». À la 21e cérémonie des Prix Lumières, en 2016, il a eu, encore, le prix d’interprétation; puis, le César du Meilleur Acteur. Le film, à Cannes, a obtenu une mention du Jury Œcuménique. 7e long métrage du réalisateur, La loi du Marché est la 3e collaboration Brizé-Lindon.
Impliqué sincèrement dans les formations auxquelles il participe. Le film débute quand il relève que la formation qu’il vient de faire était inutile pour lui et au moins 13 des 15 participants. « Ce stage, y’a pas de travail à la clé. On fait pas n’importe quoi avec les gens. J’ai perdu 4 mois. Comment je fais pour vivre? » Avec la recherche d’emploi, tout le monde touche de l’argent : les formateurs, les fournisseurs de Skype, les locateurs de locaux, les vendeurs d’essence (on veut lui faire suivre une formation à 150 kilomètres) l’acheteur de son mobil-home… Thierry le déclare à Xavier, un ancien collègue de travail, chômeur comme lui et syndicaliste : « J’ai l’impression de tourner en rond. Je suis fatigué ». Être sans cesse en situation d’échec épuise; constater que les efforts sont inutiles épuise.
Thierry est sans cesse blâmé dans sa recherche d’emploi. Tout, sauf sa force de travail, sa compétence, sa constance, est décortiqué, dévalorisé, dénigré. L’employeur qui le repousse via Skype, les formateurs qui le démolissent à Pôle Emploi, les autres chômeurs qui le jugent lors d’ateliers : son C.V. pourrait être mieux rédigé, sa posture est avachie, sa chemise est ouverte, sa froideur plutôt que son amabilité, son regard est trop fuyant, sa voix est à la fois pas assez et trop audible.
La personne qui se démène est démolie. Matthieu, infirme moteur cérébral, et ses parents rencontrent le directeur de l’école qui lui dit que son projet, d’abord validé, est remis en question. Blâmés, de père en fils.
Thierry au supermarché doit encore avoir une formation pour s’habituer aux 80 caméras qui balaient le magasin. Le premier cas de vol nous montre un jeune homme qui a pris un câble pour connecter son cellulaire. Puis, un vieux monsieur a volé de la viande, pas un produit de luxe, une réponse à un besoin de base. Puisqu’il n’a pas d’argent pour payer le produit, c’est un cas pour la police. Madame Françoise Anselmi, qui travaille depuis 20 ans sur les lieux, a gardé des coupons de réductions afin de les utiliser elle-même. Saïd, le patron, lui reproche : « Ce n’est pas le magasin que vous volez. C’est la prime de tous les collègues. Vous n’avez pas ma confiance ». On ne cible pas la pauvreté, on attaque les pauvres.
Puis, Saïd, le patron et Monsieur Draux, le DRH, le directeur des ressources humaines, s’adressent à l’ensemble des employés puisque Mme Anselmi s’est donnée la mort sur les lieux après avoir été renvoyée : « Personne ici ne doit avoir la culpabilité de son geste. La vie de Mme Anselmi ne se résumait pas à son travail. Mme Anselmi avait un fils qui se droguait. Son geste elle seule en connait les véritables raisons. Personne ici ne doit se sentir responsable de quoi que ce soit ». Thierry, attristé, est dans le fond de l’église pour les funérailles de Mme Anselmi; le patron et le DRH, impassibles, sont à l’avant.
Les employés sont jetables, les humains sont superflus. Xavier et Thierry savent que l’entreprise était viable quand ils ont perdu leurs emplois, le licenciement n’était pas nécessaire, l’entreprise faisait des profits. Quand Thierry reçoit sa formation pour repérer les voleurs, l’agent de sécurité lui ordonne de se concentrer sur les caissières parce que le patron essaie de virer du personnel, il n’y a pas eu assez de départs en préretraite. Les employeurs veulent se débarrasser de leurs salariés. La caissière, Mme Sakina, a passé sa carte de fidélité pour avoir elle-même les points lorsque le client n’avait pas de carte de fidélité, elle est amenée dans la salle où elle sera informée de son sort.
Thierry rencontre la banquière une première fois. Elle veut qu’il vende son bien, son mobil home, son appartement, pour « faire une dépense utile »; elle veut qu’il ait une assurance décès. Elle tient des propos contradictoires, elle brandit un avenir meilleur et lui parle de sa mort prochaine. Une vie heureuse pour sa femme et son fils se déroulerait sans lui. Quand il la rencontre à nouveau et qu’il a son emploi au supermarché, elle lui accorde un prêt pour une auto usagée. Il a calculé 2 000, elle veut qu’il emprunte jusqu’à 3 000. Elle tient à empirer son endettement, il refuse.
Si l’intransigeance capitaliste a le visage silencieux du patron pendant la messe funèbre, elle est seulement une voix sans visage lors de l’entrevue via Skype.
Des précédents films de Stéphane Brizé, se manifeste à nouveau sa capacité à témoigner du quotidien, de la vie familiale, de la vie de couple. Le repas familial réunissant les 3 membres de la famille alors que Matthieu raconte une blague rappelle le début de Mlle Chambon quand les parents, en plein pique-nique familial, tentent d’aider leur enfant à faire ses devoirs et rappelle Quelques heures de printemps lorsque la mère Yvette et son fils Alain mangent à la table avec la télé qui diffuse.
Thierry lave le dessus des armoires, pousse son auto en panne, la vie continue émaillée de moments d’intimité et d’affection. Dans Mlle Chambon, plus d’une fois, Jean faisait une pédicure à son père. Dans La loi du marché, Thierry lave son fils dans son bain, lors d’une autre scène, il lui met des vêtements. Le fils prend soin du père, le père prend soin du fils.
Aussi, seul apprentissage fructueux, Thierry et Karine prennent des cours de danse. Puis, à la maison, le couple danse pendant que Mathieu tape des mains. Thierry sourit. Moment unique.
Dans la salle de contrôle des caméras du supermarché sans cesse on entend un son qui ressemble à celui d’un moniteur respiratoire dans une chambre d’hôpital; les êtres sont en survie, surveillés pour leur bien à l’hôpital, surveillés pour leur perte au supermarché.
Brizé a voulu que la caméra d’Éric Dumont soit souvent fixe, avec un cadrage serré. Cette concentration met en évidence l’expression des personnages, expression verbale et non-verbale. Dans le cas de Thierry, ce procédé lui redonne sa place de sujet dans un contexte qui le déshumanise.
Mais, l’utilisation de l’image atteint un paroxysme d’efficacité d’impact et de charge sémantique quand Thierry et l’agent de sécurité sont devant les écrans renvoyant les captations des 80 caméras. L’image nous montre les deux hommes concentrés sur les clients. Soudain, l’écran du supermarché devient l’image du film. Il y a substitution du regardeur : de spectateur du film à surveillant de voleurs. Nous sommes devenus ceux qui traquent du regard, allons-nous en débusquer un? Nous épions avec la volonté d’avoir le dessus sur l’autre; d’ailleurs la captation est toujours en plongée, le surveillant est supérieur, il va prendre l’autre en faute. Nous sommes devenus complices de la rapacité capitaliste qui s’acharne pour attraper des petits voleurs; eux, ils ont l’excuse de la misère, et non l’outrance de la cupidité, quand ils se résignent à se débrouiller pour survivre, et non pour se vautrer avec arrogance et impunité.
C’est un pamphlet et même un brûlot que ce film La loi du marché de Stéphane Brizé. Les personnages sont interprétés par des acteurs non-professionnels; tous gardent leur nom sauf Thierry-Vincent Lindon. Ce film est arrivé au Québec après presqu’un an d’attente. J’ai demandé à Raphael J. Dostie, Directeur des communications et relations de presse pour le Cinéma du Parc et le Cinéma Beaubien, la raison de ce délai. « Le film n'a pas été acheté par un distributeur québécois. Un distributeur canadien l'a acheté et nous l'a offert. Nous, la Corporation du Cinéma du Parc, devenons distributeurs lorsque nous présentons un film qui n'a pas été acheté par un distributeur local. »
Je suis admirative du talent de Stéphane Brizé. Il affirme un rythme et une sensibilité qui signifient son empathie pour des êtres anonymes mais nombreux, des êtres de bonne volonté dont la vie est une tragédie. Son style est pur et son âpreté devient lyrisme. Il communique son respect pour ces êtres dont on dit qu’ils sont des petites gens, des êtres en voie de disparition.
Avec le 20e siècle, l’économie industrielle est devenue économie financière. La force de travail, la volonté de travailler, ne sont plus respectées; les puissants de ce monde, et leurs complices, ne travaillent pas, l’argent travaille pour eux. Les misérables du 21e siècle souffrent et chacun peut répéter Rilke : « Je ne sais pas souffrir comme il faudrait ». En effet, il faut : être actionnaire ou ne pas être. Le combat contre les travailleurs et les pauvres est la 3e guerre mondiale.
Alors, Brizé et Lindon, dans la dureté du post-humanisme, nous donnent un dernier sursaut d’appréciation avec subtilité et intensité. Ce plan où Thierry est debout devant sa fenêtre puis, ce plan, quand, à nouveau, il attend debout dans son mobil home, nous révèlent que l’endurance se voit à l’harassement qui envahit le visage. Il faut la patience de Brizé et la sensibilité de Lindon pour faire d’un plan une œuvre d’art, cette transmission de sens jusqu’à la gravité, jusqu’au péril, dont seuls des êtres rares ont conscience.
Les précédentes chroniques dans lesquelles j’ai traité des films de Stéphane Brizé :
Mademoiselle Chambon décembre 2009 en analyse
Quelques heures de printemps février 2014 en analyse
La loi du marché été 2015 en préparation