Je n’avais pas forcément envie de voir ce film dans l’immédiat mais l’occasion s’est présentée, enfin Brizé m’avait déjà plu avec Quelques heures de Printemps, et j’aime aussi beaucoup Vincent Lindon, donc je me suis finalement lancé sans trop connaitre d’ailleurs les intentions de cette Loi du marché, je ne me rappelais même plus des extraits diffusés lors de sa projection à Cannes en mai dernier, je n’ai même pas lu le synopsis, vraiment à l’aveuglette …
Et dès l’ouverture on est littéralement plongé dans l’hyperréalisme d’un entretien Pôle Emploi, directement confronté à quelque chose que je pense personne n’aime vivre, on nous colle la tête dans un endroit où on ne veut clairement pas être, et là je me suis senti mal, la séquence dure, on connait tous (ou presque) ce genre de face à face. Et puis on voit le mec qui est dans la merde mais qui malgré son âge s’accroche pour ne pas tomber dans la précarité la plus profonde, sa dignité ne tient qu’à un fil, ce n’est pas une descente aux enfers car il les touche du doigt (toute raison gardée), il est ici question de remonter la crevasse à main nues, de repartir à zéro. Je n’ai rien contre le misérabilisme au cinéma si il est bien traité, et le duo Brizé-Lindon a déjà fait ses preuves en la matière, encore une fois ça joue la carte de l’austérité à fond, le personnage de Thierry subit son existence, totalement oppressé par le système qui le dévore, il ne peut se permettre de couler ou en venir au suicide, famille oblige, malgré tout il reste intègre.
Ce que j’ai trouvé un peu exagéré c’est de lui rajouter des contraintes du style un enfant handicapé, je suis conscient que cela peut arriver à n’importe qui mais dans ce traitement particulier (oeuvre cinématographique) cela apparait trop comme un renforcement de condition sociale et humaine pas nécessairement utile pour développer un propos, même si Brizé n’abuse pas des mauvais côtés, il montre même l’infirmité dans sa positivité (les études à gérer). Ce qui est intéressant c’est de voir Thierry dans son détachement constant, comment il est vampirisé par les autres, comme une fatalité face à la bêtise des administrations, on sent un lâcher prise moral, il y a d’ailleurs une différence assez flagrante entre le premier entretien et les seconds, dans l’introduction il apparait comme dynamique et impliqué pour ensuite se recroqueviller sur lui même, la séquence où d’autres demandeurs d’emploi jugent sa communication gestuelle est vraiment dure. J’ai beaucoup eu ce sentiment de gêne et de déprime, mais je ne peux en aucun cas dire que c’est un mal, bien au contraire, je préfère largement ressentir du malaise que rien du tout, d’ailleurs l’ennui ne m’a jamais effleuré.
Bien sûr le réalisateur pousse parfois l’hyperréalisme un peu loin, surtout lors de cette scène de négociation pour le mobile-home, la discussion n’en fini pas, ça tourne en rond, c’est pénible, mais ça sert clairement le propos, on ne peut le nier, j’ai fini par comprendre la démarche au fur et à mesure. Idem pour les segments répétitifs dans l’arrière salle du magasin pour interpeller les fraudeurs, et c’est d’ailleurs ici qu’il se passe un truc vraiment très intéressant, c’est de voir comment Thierry se voit confronté à sa propre précarité, ce qu’il aurait pu devenir, j’ai adoré le passage avec le vieux qui vole des steaks parce qu’il n’a plus d’argent pour finir le mois, toute la cruauté sociale qui déshumanise. Et c’est d’ailleurs extrêmement bien mis en scène, on sent poindre le regard de profil, subir le silence et le bruit du néon, l’ambiance est lourde, froide, mais très concrète, paradoxalement Thierry reprend gout à la vie en vampirisant cette fois les autres, il retrouve un certain équilibre au foyer, une situation.
Mais là où je trouve que le film ne va pas assez loin c’est qu’il fini par provoquer ce que la morale approuve, voir l’humain transformé en prestataire-robot fait parti du quotidien de beaucoup de gens, et c’est le contraste entre le monde du travail et la vie de famille qui aurait pu être construit dans la dernière partie, on ne le voit pas suffisamment. À la place Brizé choisit l’héroïsme empathique plutôt que de continuer dans cette démarche appuyant le réalisme cru, c’est dommage je trouve, mais bon j’imagine que les spectateurs préfèrent voir l’homme comme vertueux et non comme lâche, ce qu’il est bien souvent le cas sans se mentir. Globalement ce n’est pas non plus une énorme erreur mais je pense que proposer une conclusion divergente par rapport aux bonnes mœurs habituelles aurait énormément servit l’idée de cette loi impitoyable, d’assumer jusqu’au bout cette dématérialisation de la condition de ce type et de ses derniers instincts de compassion, l'aspirer jusqu'à la dernière goutte.
En définitive j’ai bien aimé ce film, voire même beaucoup, Lindon est en grande parti responsable de cette réussite, son jeu sonne juste à chaque seconde, même si je suis aussi d’accord qu’on pourrait lui reprocher de délivrer toujours ce genre de prestation, de rester dans le même rôle, mais si c’est pour en sortir le meilleur je suis le premier client. Un morceau de notre société dans ce qu’elle a de plus destructrice chez l'homme, lui enlever toute dignité et l'inclure dans un rouage machiavélique, le tout restitué avec application et magistralement mis en scène, Brizé le capte avec authenticité, mais peut être fini t-il par en avoir trop pitié ...