La loi du marché de Stéphane Brizé a permit à Vincent Lindon d’être primé pour le meilleur rôle masculin à Cannes, cette année. Un récompense que l’acteur engagé méritait depuis longtemps. Adoptant un style documentaire et cru, le réalisateur livre une fresque impitoyable des travers pernicieux d’une loi qu’on voudrait rendre propre à l’être humain et qui, pourtant, reste tout à fait inhumaine. On pense à Violence des échanges en milieux tempérés de Jean-Marc Moutot comme la filiation la plus évidente. A cela près que Brizé quitte la sphère du pouvoir pour sauter à pied joint dans ce qui blesse encore plus : l’aliénation quotidienne des travailleurs.
Thierry (Vincent Lindon), un quinquagénaire au chômage, père d’un enfant handicapé (Matthieu Schaller), soutenu par sa femme (Karine De Mirbeck), espère retrouver un emploi, sans quoi il devra se séparer de son appartement à quelques échéances de la clôture du prêt.
La caméra de Stéphane Brizé se place derrière Thierry pour mieux le suivre. Comme une caméra cachée, elle permet de suivre le quotidien de ce chômeur en révélant les non-dits, les espaces de souffrance aménagée que tant connaissent sans pouvoir y mettre des mots, sans les conscientiser pleinement, sans se rebeller. Vincent Lindon est saisissant, criant de vérité. Parfois étonné, sourire légèrement moqueur, mais atterré par une culture d’entreprise malsaine, réellement mal à aise devant sa propre responsabilité, Thierry subit le rôle qu’on lui colle, le vivant comme une posture. La première violence du marché est celle que l’on s’inflige à soi-même en se convaincant, malgré nos intuitions profondes, que notre place légitime est celle que l’on a bien voulu nous laisser. Comme on laisse des os à ronger aux chiens. La loi du marché suit un demandeur d’emploi. Terme dont on pourrait discuter le sens, Thierry quémande-t-il un emploi ou vend-il sa force de travail aux exploitants de sueurs ? Mais le scénario ne se limite pas à Thierry, offrant un diaporama de portraits, tous aussi angoissants les uns que les autres, tous aussi réalistes, laissant paraître des êtres humains aliénés à peine conscient de devenir de pauvres petits bourreaux.
Thierry (Vincent Lindon) et sa femme (Karine De Mirbeck
Il y a cette banquière (Catherine Saint- Bonnet), sûre d’être pragmatique ; il faut dire qu’on nous en vend depuis Thatcher du « Il n’y a pas d’alternatives » ; qui veut pousser Thierry à vendre son appartement, le fruit de toute une vie de travail. On sent bien qu’elle ne croit qu’à moitié ce qu’elle dit en assurant qu’il pourra se retourner et envisager un nouvel achat. Mais on a vendu du rêve à cette conseillère, elle a des primes à recevoir et n’hésiteras pas à vendre un produit comme ils disent, une assurance-décès à Thierry. Une dépense de plus pour un compte exsangue, le voilà le pragmatisme financier : saigner les pauvres pour augmenter les dividendes des actionnaires.Un pauvre petit bourreau. Il y a ce couple de la classe moyenne (Roland Thomin et Hakima Makoudi) qui cherche à brader le mobil-home de Thierry, sachant qu’il s’en sépare par nécessité. On peut brader même des souvenirs, apparemment. De pauvres petits bourreaux. Il y a cet employeur qui fait la leçon à Thierry parce qu’il ne maîtrise pas son CV et passe à la trappe des années de compétences acquises. Et ce conseiller de Pôle Emploi (Yves Ory) qui propose des stages sans débouchés. De pauvres petits bourreaux. Et puis, il y a Thierry qui abandonne son ancien collègue syndicaliste (Xavier Mathieu) par épuisement. Et Thierry encore qui, contraint autant qu’il se contraint accepte de devenir le kapo d’un directeur de supermarché (Saïd Aïssaoui). Il y a cette caissière qu’il dénonce car elle a subtiliser des bons de réductions. Et ce patron cynique, trop heureux de pouvoir envisager un licenciement à moindre coût. En bout de course, chacun ayant fait son bout du travail, il y a Madame Anselmi (Françoise Anselmi), caissière depuis vingt ans qui se suicide et ce directeur des ressources humaines qui cherche à déresponsabiliser l’entreprise. De pauvres petits bourreaux.
Et La Loi du marché n’a pas inventé des histoires saugrenues pour faire pleurer dans les chaumières. Plusieurs licenciement ont été jugés abusifs par les prud’hommes dans des situations similaires notamment dans les magasins Cora, ce qui avait grand bruit. On se rappelle également la vague de suicide chez France Télécom dont le PDG, M. Lombard avait déclaré dans une note de service : « En 2007, je ferai les départs d’une façon ou d’une autre, par la fenêtre ou par la porte. ». Cerise sur le gâteau, La loi du marché offre un moment qui semble, à notre sens révéler ce qui synthétise le mieux l’aliénation consumériste. Dans une scène étonnante, et pourtant, croyez le manutentionnaire qui écrit ces lignes, tout à fait ordinaire, un jeune voleur (Soufiane Guerrab) après avoir payé le bien qu’il voulait chaparder, se met à agresser verbalement Thierry qui refuse d’aller chercher la boite de l’objet. Le critère qui lui permet de reprendre du poil de la bête et de s’énerver est le suivant : « Le client est roi ». Une véritable aberration, pourtant érigé au rang de nouvelle valeur inamovible, véritable panacée des temps modernes. Les employés du commerce seraient donc des citoyens de seconde zone que l’on pourrait molester sous prétexte que l’on aurait un ascendant financier sur eux de manière temporaire ? « Le client est roi », c’est la dernière résurgence des systèmes censitaires abolissant toute dignité pour ceux qui y sont soumis, dévoilant dans toute son horreur le besoin ancré de domination gagnant du terrain sur celui de la Fraternité. A ce propos, nous vous invitons à découvrir le blog, également tenu par votre serviteur, qui aborde le problème sous un angle comique : Brèves de magasins.
La loi du marché, un titre ou tout est dit. Une loi, c’est une création humaine, n’est-ce pas ? Que nous dit le film ? Que l’on peut refuser ce cycle infernal de violence et qu’on peut, sans mauvais jeux de mots, le briser. Érigé par les tenants du capital comme aussi naturel que la Nature elle-même, la voie tracée par les économistes néo-libéraux est avant tout basée sur un mensonge fondateur : il n’y aura pas d’autres options. Seulement, l’économie est bien une science humaine, sur laquelle la nature n’a pas de prises. Il ne tient qu’à nous de l’adapter en vue d’objectif plus nobles que celui de détruire les plus faibles au profit des plus forts. La loi du marché, c’est la loi de la jungle. L’Homme n’est pas condamné à rester un loup pour l’homme.
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