Aussi léger que l’annonçait la bande-annonce, ce serait dommage d’aller voir Ma Loute pour son simple comique. En effet, on se rend vite compte qu’il y a bien plus, dans le nouveau film de Bruno Dumont, qu’un humour absurde : attaque virulente des classes sociales, de différents types de personnes, il est possible de voir, dans toute cette danse exaltée entre pêcheurs de misère et bourgeois décadents, une profonde allégorie…de la société. Le cinéaste se garde bien de prendre parti pour qui que ce soit, et endosse assez vite la robe du sage, du moraliste, pour qui personne n’a raison. Misanthrope, ou pas ?
Dumont fait à une autre échelle le même boulot que Molière : il grossit les défauts de ses victimes pour que son public les saisisse mieux, et puisse y réfléchir. Mais il ne s’arrête pas à cette caricature, il l’utilise même pour soutenir son propos, l’impossibilité de deux familles différentes socialement à vivre ensemble. Pendant deux heures, ça carbure à l’humour burlesque, voire délibérément loufoque, alors qu’on parle de disparitions mystérieuses. Premier condamné, la police : deux inspecteurs, Machin et Malfoy, pareils à Laurel et Hardy, l’un énorme boule, l’autre fin comme un doigt. Pareils à des héros de B.D, qui accumulent gaffes et ridicule, et transforment leur grade en belle bande de bras cassés… Elle a tout de même le mérite, au cours de l’enquête, de se faire rencontrer deux familles qui s’ignorent : les Van Peteghem, bourgeois dégénérés, et les Brufort, pêcheurs hargneux et dangereux. L’affrontement commence, et personne n’en sort vainqueur. Pourquoi ? Parce que chacun est aussi fou que l’autre, chacun est humain, chacun a son sens du mal, de l’outrance, de la violence grâce auxquelles ils survivent. On les découvre d’abord individuellement dans ces grandes landes marines du Nord, minuscules face à la mer, face au monde, et pourtant si accrochés à leur domination du microcosme. Ils n’ont de sens de la démesure que leur propre égo : là où les bourges semblent paralysés devant la moindre action, les paysans les découpent en morceaux et les mangent à table (métaphore de leur haine mortelle). D’un côté, des acteurs pros (Luchini, Binoche et Bruni-Tedeschi sont merveilleux), pâles, d’un blanc immaculé comme si rien ne les touchait, pas même la réalité, qu’ils méprisent et cachent sous des rituels de comédie ; de l’autre, les misérables (tous des acteurs amateurs), sales, aux faces bestiales, et au regard accusateur, tous désignés comme suspects de l’affaire… Cette cruauté de rendre les deux camps pathétiques, ignobles, excessifs, tarés par une réalité presque oppressante tant elle est figée dans un schéma immuable, n’apporte en effet rien d’autre qu’un pamphlet (grotesque, provocateur) où il n’y a aucune solution, aucune possibilité pour des gens diamétralement « contraires » de vivre ensemble, comme en témoignent les nombreuses scènes où le fameux choc des cultures s’oblige, par politesse forcée pour les riches, par dégoût immonde pour les pauvres. Jamais ils n’arrêtent leur guerre ridicule, au milieu de laquelle va pourtant se tisser un lien pacifiste, connecteur entre les deux camps, qui fournit un peu d’espoir dans ce film où le rire est souvent noir. L’amour entre Ma Loute, fils des Brufort, et Billie, fille androgyne des Van Peteghem, dont l’identité sexuelle et morale restent à désirer. Bien vite, ils incarnent le « bon côté » de l’humanité (h minuscule s’il vous plaît), parviennent à transgresser l’ordre des choses, jusqu’à revenir au point de départ : Ma Loute découvre que Billie est un garçon, il le rejette, le frappe, bannissant avec lui l’homosexualité et l’androgynie, tout comme le feraient ses parents. Elle revient chez ses parents, dans les bras de sa mère, dans ceux du confort, trop épuisée pour se battre. En effet, le combat est trop abstrait, foncièrement inutile, selon Dumont. Une pensée dont on se passerait bien en ces temps de tension. D’autant plus que Billie incarne aussi l’adolescent paumé, en pleine quête d’identité, comme nous sommes tous en quête de repères. Côté Van Peteghem donc, on s’amuse. On adore tous ces personnages fantasques autant qu’on les hait. Luchini et sa démarche de néo-Richard III, son flegme et son ton, ses gags, tout est hilarant, de ses efforts à couper une dinde à sa conduite du char à voile, où il fait un vol plané et en ressort intact, en pleine forme, prêt pour s’humilier davantage. « Il n’y a rien à craindre, enfin… Allons ! » Il n’exprime jamais aucun sentiment – c’est trop fatigant d’être sensible ! – tout comme le reste de ses confrères. De Binoche exubérante et délicieuse en bourgeoise odieuse et bornée, qui s’étonne, après avoir chanté sa passion pour les côtes du Nord, qu’on « la prenne pour une exaltée » à Bruni-Tedeschi, femme émotive et sage, qui tombe dans les pommes quand on parle de cadavre, et dont la parole demeure une action engagée (carrément !), ils peignent un portrait de la bourgeoisie grinçant, où tous sont flemmards, apeurés par la réalité, impassibles, sarcastiques, intolérants, soucieux de préserver leur sang. Leur violence contenue, qui ressort parfois dans des crises démentielles, aberrantes mais amusantes, leurs codes, leurs bonnes manières, leur unique foi envers Dieu (et pas l’humanité), tout est rasé, critiqué, détruit avec une malice et un profond dédain envers les défauts humains. Ca décape, ça fait rire, on n’oubliera certainement pas la séquence de la concession à la Vierge, où l’ordre religieux est aussi attaqué, plus comme des victimes de leur croyance que comme des prédateurs pervers (on n’est pas dans Tartuffe non plus). La famille Brufort, quant à elle, a un penchant plus prononcé dans l’humour noir. « Qui reveut des doigts de pied ? Personne ? Même pas le pouce ? » Ce sont tous des acteurs amateurs, de ce fait on comprend un mot sur trois à cause de leur patois et de leur accent, mais cela fait gagner au film un peu d’authenticité – qu’on se rassure, ils sont aussi excessifs que les autres. De base, ces personnages n’ont ni queue ni tête, ils avancent dans une histoire aléatoire et se grisent de leur propre absurdité. Dans ce monde, c’est normal d’être fou, mais c’est anormal de…voler ! Eh oui, le film se teinte d’une bonne dose de surréalisme, en faisant léviter Isabelle Van Peteghem face à la mer, et l’inspecteur Machin en dépit de son embonpoint prononcé. Le sens ? Chacun peut le définir : absurdité gratuite, paroxysme de la bêtise humaine, et même échappatoire à la réalité. En effet, les deux personnages qui volent sont les plus « lucides » (mot à prendre avec des pincettes ou un second degré) : ils ne collent donc pas au moule où sont imprimés leurs camarades, et fuient la « logique » du monde, avant d’être brutalement ramenés à terre : non, l’humain doit tout capter, tout comprendre, rien ne doit lui échapper. Au final, on a affaire à un film à dix degrés : on peut se régaler devant cette originalité, comme essayer de la décortiquer avec patience. Ce qui reste indiscutable en tout cas, c’est la réalisation. Les paysages sont magnifiques : les contemplations (les pauses au milieu de ce fracas bruyant et furieux) de la mer, sa sauvagerie, sa couleur presque noire ravagée par l’écume, les plages immaculées où la moindre personne paraît minuscule. Puis cette lumière aussi. Elle est unique, tantôt sombre tantôt claire, s’amusant à mélanger les deux aussi, avec ces contraste, cette sécheresse offerts par la région ; tout cela contribue à la mise en scène minutieuse de Bruno Dumont, où on sent qu’il maîtrise tout d’une main de maître, et se délecte de ses acteurs qu’il a dirigés comme des pantins, des marionnettes désarticulées par les bourrasques, au teint blanchâtre et cireux. Les pêcheurs inondés par tant de propreté, préfèrent la noirceur, la saleté. Chacun se complaît dans sa situation, ce qui détruit la potentielle possibilité qu’il y ait des méchants et des gentils. Même si Ma Loute est une fable, on ne retrouve au final rien de rassurant dans ce qu’elle analyse. Elle parle de la mégalomanie universelle de vouloir exister, alors qu’on se débat au milieu d’un tourbillon chaotique, pareils à des insectes. En fait, c’est beaucoup de bruit pour rien, la vie. Bruno Dumont semble dire que notre plus grand défaut à nous humains, a été de se catégoriser dans des cases spécifiques, car par ce moyen, on a avili le monde en tuant la solidarité. C’est amer comme vision, ça c’est sûr. On se rend compte en sortant de la salle que l’histoire est hideuse (et sans résolution d’ailleurs). Pourtant, tout est élégant.