Grâce au procédé du récit en miroir, Ridley Scott nous présente une seule et même histoire vue au travers des yeux de chacun de ses trois protagonistes. Nous découvrons ainsi que chaque récit est subjectif. Cette lapalissade s'adapte en premier lieu à Ridley Scott. Son Moyen-Age n'est pas LE Moyen-Age. C'est SA vision du Moyen-Age. Un Moyen-Age en carton-pâte. Car une fois de plus - comme il est d'usage dans chacun de ses films pseudo-historiques - le passé n'est qu'une transposition du présent. Pour ce film, le brave Ridley repousse magistralement les frontières connues de l'anachronisme : dialogues, coupes de cheveux, jeu des acteurs, c'est un régal. Big up pour deux scènes : celle où Marguerite se confie sur son plaisir conjugal avec son médecin (les sexologues médiévaux étaient réputés, il faut dire) et celle dans l'échoppe du couturier de Paris où un troubadour joue du flutiau, sans doute pour remplacer la musique d'ambiance qui fait défaut, le Spotify du XIVe siècle.
Mais tout cela est anecdotique et prête seulement à sourire. Ce qui est vraiment reprochable à notre historien débutant, c'est d'avoir transposé les rapports hommes-femmes actuels à une époque où ils n'ont absolument rien à voir. Dénoncer le machisme, le patriarcat et le viol sont des combats indispensables mais qui n'ont pas d'équivalent au bas Moyen-Age. La femme ne se comprend que sous l'angle religieux : elle est la femme pécheresse, l'incarnation diabolique du vice. Cette culpabilité que lui fait porter une religion alors omniprésente réduit de facto son rôle social. Le récit contemporain de la maltraitance des femmes est donc totalement inepte. Par ce duel, Jean de Carrouges n'a pas du tout défendu l'honneur d'une femme violée mais celui d'une famille qui était déjà en litige (connu) avec son adversaire. Les actes et sentiments attribués à Jodie Comer sont ceux d'une femme moderne. Le wokisme médiéval n'existe pas. Que le film se déroule au bas Moyen-Age est inepte mais surtout regrettable car, une fois de plus, la question du viol s'en trouve fictionnalisée, narrée dans une histoire lointaine, hors de notre réalité. Si Ridley Scott veut vraiment traiter le sujet du viol, qu'il pose sa caméra sur l'épaule, qu'il quitte les studios hollywoodiens, oublie les effets spéciaux, et qu'il fasse un film sur notre monde, dur, social, réel, car le viol n'est pas une fantaisie romanesque, une histoire qu'on raconte pour se divertir, mais malheureusement un triste sujet d'actualité.
On m'objectera que c'est un moyen de sensibiliser le plus grand nombre. Mais le viol de Marguerite (pourtant montré deux fois) horrifie-t-il les spectateurs autant que celui filmé à dessein par Gaspard Noé dans "Irréversible" ? Les viols et les meurtres sur grand écran sont tellement fictionnels et aseptisés qu'ils ne participent nullement à faire baisser le crime. Surtout avec des réalisateurs qui passent leur temps à esthétiser la violence masculine dans de longues scènes de combats filmées au ralenti, avec musique et hectolitres de sang. Suivez mon regard...
Pour achever avec des fleurs l'enterrement du pauvre Ridley, revenons à la forme. Le procédé du récit en miroir n'apporte rien. Juste le sentiment pénible de devoir se farcir deux voire trois fois la plupart des scènes. A qui apprécie cette technique de narration, je recommanderai l'excellent "Mademoiselle" de Chan Woo Park qui prouve qu'il est possible de raconter trois fois la même histoire sans jamais se répéter... à condition, bien-sûr, d'avoir un peu de talent.