(GROS SPOILERS)
Daniel Montovani, écrivain mondialement reconnu, reçoit le Prix Nobel de littérature : nous sommes dans un film. À cette occasion, faisant fi des usages, il refuse les courbettes devant les têtes couronnées et délivre un discours moral fabuleusement juste où il illustre l'ironie de remercier pour un prix qui signe la fin de sa carrière.
Cette introduction puissante est un exemple de la démagogie millimétrée avec laquelle le personnage-star a été écrit. On s'accapare très vite ce fort caractère et ses magnifiques valeurs où se mêle respect et justesse, mais j'en ressors avec le puissant goût doux-amer d'une fantasmagorie. Un Nobel ne peut pas jouir d'une marge telle en société qu'il peut se permettre de refaçonner le monde autour de lui. En tout cas, ça ne peut pas faire l'objet d'un film entier de cette façon.
On découvre à la fin que tout le film est en fait le récit du nouveau livre de l'écrivain, devenu histoire dans l'histoire. Le fait qu'on vive en fait un roman, et non un film, est supposé justifier le côté "fantasme social" du scénario. Sauf qu'on nous met le doute : les réalisateurs veulent qu'on remette en cause la Vérité et qu'on ne voie le film qu'en tant qu'interprétation. C'est beau car cela nous fait hésiter entre applaudir ou s'agacer de s'être fait avoir. Mais selon moi, c'est de la prestidigitation malvenue, un tour de passe-passe en trop dans un film qui se casse la baraque tout seul.
Le précédent paragraphe m'a été inspiré par les dernières images du film. Reprenons donc dans l'ordre.
Daniel Montovani, écrivain mondialement reconnu, a reçu le Prix Nobel de littérature cinq ans auparavant : nous sommes dans un LIVRE. Invité dans sa ville natale argentine, Salas, il est amené à annuler tous les prestigieux rendez-vous qui remplacent son activité d'écrivain depuis cinq années. Arrivé à Salas, il redécouvre le monde simple qui l'a vu naître et dont il s'est déshabitué pendant 40 ans.
Pour nous qui avons vu cet homme devant un immense public à Stockholm, le court-métrage monté par la télé locale en hommage à sa vie est une farce, mais lui le découvre avec émotion, car c'est un homme aux principes féroces, un roc face à n'importe quelle adversité, qui ne craint pas de s'attendrir avec le retour à ses origines. Mais les choses ont changé autour de lui.
Le film est un bijou quand il passe l'écrivain à la moulinette de Salas. Sa répartie éclabousse les simples gens avec une forme de beauté oscillant entre amoralité et immoralité. Est-ce cynique de traiter des Argentins traditionalistes au travers des vertus européennes modernes ? Est-ce de l'abus de pouvoir de sa part de prétendre les éduquer ? Est-il en tort quand il met sa magnifique rhétorique au service d'une joute verbale qui tient plus de l'écrasage d'insecte sous sa semelle ?
Les questions que le film soulève sont infinies. Souvent, on aura l'impression d'être le seul refuge de l'écrivain, pris entre l'émotion de revenir chez lui et l'hostilité des gens qui l'ont hypocritement et piètrement intronisé « citoyen d'honneur de Salas ». On a envie de lui dire qu'on est là, qu'il n'est pas un traître à sa patrie contrairement à ce que lui dit le sentiment qui monte en lui, alimenté par les faux-semblants et la superficialité de ses concitoyens.
C'est d'autant plus douloureux quand, de notre statut de spectateur moralisateur (au sens que c'est à nous que l'on réserve la tâche de rétablir, en notre for intérieur, la juste reconnaissance des mérites), nous devenons celui qui est trahi. L'œuvre, en révélant à la toute fin qu'il ne s'agissait que d'une histoire dans l'histoire, révèle qu'à tout moment elle était supérieure à nous et que le rôle qu'on se donnait n'était qu'illusion.
Coup de maître ? Sans doute. Suis-je de mauvaise foi si j'en veux au film de Cohn et Duprat pour son instrumentalisation du spectateur ? Oui, car leur grandiose trahison est blessante, ce qui, en un sens, est une preuve de plus que le film m'est réellement supérieur. Mais ça sous-entend que j'en suis indigne aussi. Et j'ai du mal à tolérer qu'on réussît à me faire tant apprécier un film tout en m'empêchant de faire amende honorable devant tant de maîtrise. Je n'ai jamais donné de 8/10 de plus mauvaise grâce.
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