Naviguant en territoire socio-culturel en s’aidant d’instruments datant de l’âge d’or du Western, Jacques Audiard revient en 2015 avec un film aussi bien parfaitement d’actualité qu’élaboré sur une base archétypal du cinéma revanchard américain. Immigration, intégration et désœuvrement social se mêlent donc à la vendetta, la violence primitive. Qu’on se le dise, il est aisé, malgré les efforts d’Audiard en ce sens, de disqualifier le réalisme social de son film, fondement de toutes les critiques les moins élogieuses adressées à Dheepan. Pour ma part, le traitement aléatoire des conditions d’immigration, l’esquive de toutes les problématiques administratives, culturelles, ne me gêne absolument pas. Audiard s’inspire d’un état de fait pour offrir un film aux fondations des plus classiques, procédé semble-t-il mal compris de-ci de-là. On peut donc crier au non réalisme, à l’image de cette dramatisation de la vie en banlieue, la cité étant ici assimilable à West Baltimore dans ses périodes les plus noires. On peut reprocher à Jacques Audiard de ne pas avoir approfondi les notions d’identité culturel, d’avoir simplement confronté un immigré Sri-Lankais et sa famille factice à la violence des banlieues. Mais cette critique-là, en définitive, importe peu.
Oui, Jacques Audiard, est un cinéaste qui ne semble pas se contraindre de considérations qui auraient tendance à freiner l’impact premier de son film, un impact purement revanchard, violent. Sa mise en scène, léchée, rend bien l’état de délabrement dans lequel débarque notre famille recomposée. La banlieue grise et violente doit constituer le nouveau champ de bataille d’un guerrier Tigre ayant fui la guerre, et cela, qu’importe les incohérences. La violente confrontation des cultures renforce qui plus est l’écart qui subsistera entre Dheepan et son nouvel univers, le tout menant vers un final nihiliste à la violence minutieusement mise en scène. En vue de tenir son pari, de créer cet écart culturel indispensable, le réalisateur s’offre les services d’acteurs sri-lankais, comédiens inconnus dans nos contrées, tournant l’essentiel de son métrage en lange tamoul. Et cela s’avère être une réussite tant Dheepan et son infortunée compagne semble transpirer le naturel, semblent réellement marquer le coup d’un total changement de culture.
Malgré tout, le film fait montre d’un certain nombre de manquements, comme cette drôle d’erreur de casting avec Vincent Rottiers. Non pas que le comédien soit-mauvais, bien au contraire, mais son pâle visage poupin ne cadre pas avec la fonction que le scénario veut bien lui attribuer, pire encore avec l’ethnie dont il devrait faire partie. Etonnante lacune de la part d’un réalisateur d’apparence si méticuleux. Autre regret, la montée final de la cage d’escaliers, puissante séquences de violence qui aurait vocation de nous rappeler le final dantesque de Taxi Driver mais qui se trouve dévaluée du fait d’une fumée envahissante, solution de facilité pour mystifier une séquence de pure revanche meurtrière. On pourra aussi mentionner quelques coupures dans le rythme du récit.
Quoiqu’on en dise, en définitive, Dheepan est l’heureux récipiendaire de la fameuse Palme d’or cannoise 2015. Démérité? Sans doute pas. Mais il paraît pourtant évident qu’Audiard sera consacré sur la Croisette pour un film inférieur à ses deux précédents, les excellents voire les superbes Un prophète et De rouille et d’os. Cela tend bien à démontrer le jugement de valeur incertain des jurys de festivals et autres académies. Quoiqu’il en soit, Dheepan est un film à voir, une expérience solide de cinéma de genre à la française, qui ne nous fera pas oublier les précédents films du cinéaste mais qui confirme que celui-ci est toujours quelqu’un sur qui il faut compter. 13/20