Pas facile de trancher un avis sur ce dernier Audiard, de décider si le virage qu'il applique d'un réalisme pudique et incertain vers un polar noir bien plus bigger than life est bel et bien justifié. Personnellement, j'opterai pour une réponse favorable, sans néanmoins rejeter en bloc les reproches qu'a suscités cette dernière Palme d'Or. Si son style toujours aussi rêche que sensoriel (en dépouillant son cinéma de tout vernis, Audiard accède si facilement aux gens et aux décors dans leur forme la plus démunie et profonde) et sa narration sans cesse indécise (de scène en scène, il laisse entrevoir plusieurs chemins pour n'en emprunter qu'un) estampillaient bien ce film de sa marque, le cinéaste français semblait de prime abord opter pour un récit plus humble, plus ancré dans une veine sociale cette fois détachée du polar, et chercher plus que jamais à atteindre cette limite ténue où la réalité et le cinéma se renvoient sans arrêt la balle dans un jeu de miroirs fascinants où les personnages existent avec force mais semblent sans cesse à la merci de décisions qui les dépassent. D'aucuns prétendent que cette première partie plus modeste qu'à l'ordinaire n'est qu'un artifice utilisé par Audiard pour augmenter encore la charge pathétique de son film quand celui-ci finit par s'enfoncer dans la noirceur pure qu'il étalait d'ordinaire tout au long de ses long-métrages ; que cette tendance à refuser à ses personnages d'exister jusqu'au bout sans paraître complètement dominés par le récit fait état d'un mépris tant pour leur intégrité que pour la réalité dont il se sert. Je ne peux pas complètement contester cette lecture, mais j'y apporterai cependant la nuance qui m'a rendu ce virage abrupt plus digeste qu'à une certaine partie du public. En épurant la majeure partie de son film de ce trop plein de noirceur qu'il déroule d'ordinaire, Audiard me parait revenir aux sources de son cinéma, à son moteur le plus essentiel : l'humain, et son désir de vivre et de construire. L'explosion qui se produit alors aurait pu m'énerver comme elle en a énervé beaucoup, mais Audiard fait le choix heureux de la diriger vers le seul genre qui pouvait conjurer cet envahissement du récit sur la pureté de son film : le vigilante. Au moment même où il passe définitivement la frontière qui mène vers le bigger than life et un récit aux traits grossis, Dheepan opère une plongée fantasmagorique (la montée de l'escalier enfumé, où son héros, décadré, poursuit inlassablement la remontée meurtrière vers la vie qu'Audiard fait mine de lui retirer) qui signe la vengeance symbolique de personnages qui, chez le cinéaste, ont toujours été enfermés sous une chape de malheur tout juste rendu supportable par les bouffées d'oxygène nécessaire à la prolongation de leur chemin de croix. Si souvent maintenu en vie par un jeu malsain qui le vouait à souffrir encore plus, l'Homme qui peuple le cinéma de Jacques Audiard prend cette fois sa revanche, dans un final où la morale est effacée par le désir de vivre malgré les épreuves, qui lui, n'a jamais quitté la filmographie du cinéaste, quel que soit le ton qu'il a emprunté et les thématiques sur lesquelles son regard s'est posé. Voilà pourquoi j'estime que Jacques Audiard ne se trahit pas, tout comme l'épilogue anglais, presque grossier quand on le lit au premier degré - l'Angleterre serait un éden, là où la France n'était qu'un cloaque - poursuit à mon sens plus avant cette évasion par le rêve, où la force vitale a finalement triomphé des épreuves, ne serait-ce qu'en idée. Le film est certes toujours aussi arbitraire, puisque c'est bien lui qui choisissait de condamner cette famille de bric et de broc au malheur avant de donner à Dheepan la force de l'exorciser. Mais je préfère voir ça comme un hommage rendu à un personnage qui y aura cru jusqu'au bout plutôt qu'à une manipulation purement roublarde de l'émotion mise en jeu. Une certaine touche d'onirisme - l'éléphant dans la jungle (image aux ramifications séculaires et fascinantes), notamment - me parait d'ailleurs aller dans mon sens et achever de faire de ces Lettres Persanes modernes une oeuvre qui tient beaucoup plus de la fable intime que du discours politique, malgré une longue partie réaliste qui laisser présager d'autre chose. Peut-être un peu bancal et pas tout à fait clair, mais quand même beau, notamment grâce à ses anonymes de comédiens. Audiard est toujours là.