Tirant une libre adaptation d’une des Lettres persanes de Montesquieu, Jacques Audiard après De rouille et d’os, après Le prophète, confirme son habileté hors pair de la mise en scène et de l’image, jouant avec flou, jeux d’ombres et métaphores visuelles. Ce septième opus est à la fois insolite et pertinent par ses héros contemporains, des migrants. Dès la première scène, il plonge le spectateur dans la saisissante atmosphère moite et étouffante de la préparation d’un bûcher funéraire. Nous sommes en pleine guerre civile qui a décimé la minorité tamoule en 2009. Si la sobriété narrative fonctionne bien, l’émotion est vite évacuée. Une autre scène, dans un camp de réfugiés, est rude. Yalini, qui souhaite partir avec Dheepan, se met en quête d’une fillette pour constituer une famille de fortune et ainsi prétendre à l’asile politique. Leurs prétendus liens conforteront leur statut de réfugiés. Dans un raccourci ironique, parsemé de lépidotères lumineux et clignotants, on apprend leur arrivée dans la Ville Lumière, Paris, où Dheepan survit en vendant des serre-tête luminescents. Progressivement leur sort s’améliore et ils rejoignent une cité, Le Pré, et connaissent les humiliations réservées aux parias, aux sans-grades, lui est gardien d’immeuble, elle garde-malade, et Illayaal exclue des jeux à l’école. Au cours de ce moment du film s’écrit un hymne à l’espérance alors qu’en parallèle se creuse une mise en abîme. Audiard explore en même temps plusieurs thèmes. Le déracinement, la reconstruction de l’être, la création de relations familiales, de relations sociales, l’intégration par la langue et le travail. Cette longue parenthèse de calme relatif convainc. Pourtant, croyant fuir tragédies et souffrances, les acteurs se retrouvent enfermés dans un territoire hostile. Aucune autre solution que la violence pour sortir de cette zone de non-droit dominée par dealers et malfrats. Alors que Dheepan ressasse le souvenir enfoui de sa capitulation face à l’ennemi, échec avoué à son ancien colonel, la cité désolée devient un nid de gangsters déchaînés tirant pour un oui ou pour un non. Le réalisateur réinvente le lyrisme de la virilité belliqueuse jusqu’à la scène d’assaut dans laquelle elle atteint son paroxysme et élève Dheepan au rang de héros mythologique revenu des morts. Serait-ce une suggestion de karchérisation d'urgence que le réalisateur opposerait à sa vision de terre promise anglaise discernée dans le halo de béatitude finale ?
Ce film mettant en scènes des acteurs inconnus du grand public, en grande partie en langue tamoule sous-titrée, à la mise en scène irréprochable, flirtant avec le polar musclé narré dans une atmosphère tendue, saupoudré d’une violence prête à éclater, à la fois haletant, bouleversant et inquiétant, saupoudré de pointes d’humour, est impressionnant sans pour autant parvenir à émouvoir le spectateur. Un bon film certes, mais valait-il une palme d’or ?
Michel Tellier