ANALYSE
Au nom de ma fille de Vincent Garenq
Dans un film, une scène avec un miroir est d’une grande importance significative. Elle exprime souvent un vide intérieur, une impuissance d’action, une situation d’échec par le fait que l’image du personnage est médiatisée, reproduite, exprimée non pas directement mais par un reflet.
Dans Au nom de ma fille, Vincent Garenq a filmé Daniel Auteuil pleurant près d’un miroir. On voit directement l’arrière de sa tête mais on aperçoit simultanément son visage secoué par les sanglots grâce au reflet dans le miroir. Ce choix permet donc d’avoir l’arrière et le devant, une révélation complète dans un plan rapproché, presqu’un gros plan d’ailleurs, alors que l’être exprime ce qu’il ressent et que simultanément sa souffrance est ignorée par divers instances. Aussi, cette vérité qu’il détient ne peut se répandre que par un intermédiaire, comme son image, pour nous être donnée, est reflétée plutôt que directe.
Déjà en 1941, Orson Welles avait filmé son personnage dans Citizen Kane qui avançait de profil alors que son image était multipliée par une succession de miroirs pour exprimer son impuissance; ce n’est plus lui qui est en position de pouvoir, c’est une multitude de reflets qui est donnée à voir, ce n’est plus lui-même mais une représentation de lui, et même plusieurs représentations de lui qui se substituent à lui, il n’est pas parvenu à faire son bonheur, malgré sa fortune, tout ce qui importe lui échappe. Il parait qu’au moment de mourir ce qu’on regrette le plus c’est de n’avoir pas assez aimé.
Au nom de ma fille est l’histoire d’André Bamberski telle qu’il l’a racontée dans le livre : Pour que justice te soit rendue. Dès la lecture, le réalisateur Vincent Garenq savait qu’il en ferait un film. Garenq, pour 3 de ses 4 réalisations, s’est inspiré de réalités judiciaires. Ainsi, dans ma chronique de mars 2012, vous pouvez lire mon analyse du film Présumé Coupable auquel il s’était consacré. Encore, il avait le devoir d’être rigoureux, d’être à la hauteur de ce que le protagoniste a souffert, dans ce cas, André Bamberski,. Cet homme, aujourd’hui âgé de 80 ans, a consacré sa vie à obtenir justice suite au viol et au meurtre de sa fille Kalinka alors qu’elle avait 14 ans. Tourné en 2014, le film présente avec exactitude les événements de 1974 à 2009.
En effet, le lieu et la date des faits sont écrits au début de chaque scène. Et rétablissent une chronologie factuelle qui se greffe à une chronologie émotive : les réactions du père trouvent leur cause dans l’établissement de faits antérieurs que le réalisateur présente pour nous faire saisir non seulement l’ampleur d’un acte mais aussi celle de son impact et celle de ses conséquences.
Le film débute par la découverte d’un homme ligoté à Mulhouse en France. Aussitôt, André Bamberski (Daniel Auteuil) est celui qu’on arrête en déclarant « On ne se fait pas justice soi-même » il rétorque : « Je n’ai fait que palier les lâchetés successives de la justice française ». André Bamberski ne s’est jamais vengé, il a voulu l’application de la justice; au cours des ans, malgré de nombreuses propositions, il n’a pas commandité le meurtre du tueur de sa fille, il a réclamé l’application de décisions judiciaires.
Flashback : au Maroc, à l’école, on voit Kalinka et son frère Nicolas, les deux enfants d’André et de Dany qui vient de rencontrer le Dr Dieter Krombach dont la fille fréquente la même école que les enfants Bamberski.
Retour en 2009 fouille de la chambre d’hôtel d’André, on trouve de l’argent. Beaucoup d’argent.
Flashback : Bamberski avec un huissier de justice fait constater l’adultère de sa femme avec le docteur.
1982 André, en couple avec Cécile, reçoit un téléphone, Kalinka, âgée de 14 ans, séjournait en Allemagne avec son frère, sa mère, le Docteur Krombach, la famille du docteur, et Kalinka est morte. Scène d’interprétation intense, Daniel Auteuil pleure aussitôt avant de retenir ses larmes au cimetière. Car, il a voulu enterrer sa fille en France et cela changera tout puisqu’il faut une autopsie avant de faire sortir le corps.
Flashback : Kalinka en bikini dans la piscine le jour précédent son décès.
Rappelons que ce va et vient dans le temps fournit les liens de cause à effet en donnant un aperçu de leur impact émotif. De plus, ce procédé nous place dans la situation d’André, avec ses interrogations et les simulacres de réponses, sa quête de vérité.
André devra insister, exiger, le rapport d’autopsie que Dany ne lui enverra pas avant 3 mois. Il le reçoit en langue allemande, doit le faire traduire, se le faire expliquer avant d’être en état de choc; Kalinka a été violée et une trace de piqure amène à découvrir que le docteur lui a fait une injection ayant entraîné son décès.
Le combat d’André sera long car toujours la justice allemande protègera le docteur. Condamné en France par contumace, l’Allemagne refuse de l’extrader. André distribue des tracts, est arrêté, les envoie par la poste, va au cimetière, étudie la loi, les lois, obtient une exhumation pour apprendre que le corps a été vidé de tous les organes, il prend des médicaments, va au cimetière, fait de l’insomnie, réclame l’application de la condamnation, va au cimetière; ce retour à la fille décédée rythme aussi le film.
Lors d’une fête familiale, il parle avec son père, donc le grand- père de Kalinka, qui lui dit qu’il a fait tout ce qui était humainement possible. Lors du tournage de cette scène, André Bamberski était près de Daniel Auteuil. Ce fut sa seule présence sur le plateau.
Dany et Dieter ont divorcé, il a couché avec une amie de sa femme, elle est de retour en France; elle accuse André de se venger et crie rageusement : « Le Dr Dieter a toute ma confiance ». En Allemagne, le docteur est accusé du viol d’une adolescente, Lora. Une dizaine de femmes manifestent en déclarant avoir été elles aussi abusées par le docteur. Toujours protégé, le docteur évite que le parquet joigne les dossiers.
Encore, le montage fait des rapprochements entre deux événements jusqu’à les assimiler : le viol de Kalinka, le viol de Lora, image, image et récit, similitude, simultanéité par le récit, de faits distincts dans le temps. André pleure près du miroir.
On constate donc que la persévérance d’André s’est échelonnée sur des dizaines d’années et qu’elle était onéreuse. Elle lui a aussi couté sa relation avec la patiente Cécile. Finalement, il acceptera que le docteur soit kidnappé et amené en Allemagne pour y subir un procès.
Le film Au nom de ma fille de Vincent Garenq remet en évidence la faillibilité du système judiciaire qui s’affirme pourtant péremptoire. Les comportements humains relatifs à ces crimes de l’affaire Kalinka suscitent des questionnements sur de nombreux enjeux dont celui de la complicité de la mère d’une victime. Comment expliquer ce schisme mental qui amène la victime à être amoureuse de son bourreau même quand il lui inflige la mort de son enfant? Car Danny est à la fois mère d’une victime donc aussi victime elle-même. Comment expliquer cette aliénation, ce gain, ce qui unit l’opprimée, non pas tant à son oppresseur, qu’à son oppression?
Dans la plantation, le gardien le plus redoutable était un Noir, dans le camp de concentration, le kapo le plus cruel était un Juif, dans notre société, la personne la plus misogyne est une femme.
Le film Kapo de Gillo Pontecorvo en 1960 tentait d’aborder cette distorsion, cette participation de l’être à une forme de haine envers soi.
Comment expliquer qu’une femme choisisse d’exhiber le voile d’infériorisation couvrant son corps, qu’une femme décide d’exhiber la nudité humiliante de son corps dévoilé, qu’une avocate défende un violeur, qu’une maquerelle organise des combats de lutteuses dans la boue, qu’une mère cautionne le tueur de sa fille?
Comment expliquer, quand pullulent les maltraitances de fillettes, de filles, de femmes, que des femmes, que des hommes, soient encore capables de considérer spontanément que cette maltraitance est inadmissible, inexcusable, et même intolérable? Car infliger la maltraitance signifie une aliénation mentale, une insuffisance affective, une incapacité relationnelle. Quels sont ces êtres d’exception qui désapprouvent le viol et le meurtre?
Pour endurer une situation, pour tolérer une distorsion, il faut lui attribuer une explication, fut-elle fallacieuse; Dany crie à André : « Kalinka est morte parce que c’était son heure ». Jusqu’où peut aller la folie déconcertante d’une femme qui cautionne un violeur? Dans les faits, la fille du Dr Dieter, qui se disait amie avec Kalinka, a eu des paroles ignominieuses pour minimiser la monstruosité de son père lors du viol de Lora. Situation contrastée : la fille de Dieter défend son père prédateur, le père de Kalinka défend sa fille victime.
Au Québec, il y a des années, un chercheur s’est intéressé à ce qu’il résumait par le syntagme le déficit masculin; son nom et ses travaux sont difficiles à retrouver. Que donnerait une recherche sur le déficit féminin?
Même les animaux, même les plantes, qui sont des êtres vivants, expressifs et communicatifs, ont le sens de la justice, la capacité d’une protection et l’intention d’une solidarité. Ainsi, pour informer les autres végétaux d’un danger, des plantes sécrètent un message chimique communiqué par l’air ou par les racines pour que les autres se protègent. Le VOC, le volatile organic compound, concerne la libération d’une molécule chimique dans l’air; par exemple, l’acacia laisse émaner de l’éthylène. Pour les femelles du règne animal, la qualité génétique est un critère déterminant puisqu’il faut mélanger les gênes, la diversité diminuant la vulnérabilité. L’ovule choisit le spermatozoïde. La femelle peut même se débarrasser d’un sperme afin de développer des petits à partir du meilleur bagage génétique. Pour éviter que son éjaculat soit rejeté, la libellule mâle maintient la libellule femelle dans une jolie position qui évoque la forme d’un cœur.
Pourquoi seule la femelle de l’espèce humaine échoue-t-elle à maintenir des critères favorisant l’idéal pour sa progéniture? J’ai posé cette question à Monsieur Luc-Alain Giraldeau, Ph D, doyen de la faculté des sciences de l’Université du Québec à Montréal; il m’a alors mentionné l’influence du facteur culturel.
Rappelons que dans L’homme qu’on aimait trop d’André Téchiné en 2014, d’après l’histoire véritable de la persévérance de Renée LeRoux, la mère s’acharne pendant des années à obtenir justice suite à la disparition de sa fille Agnès, amoureuse d’un prédateur. Voir ma chronique de novembre 2014.
Toutes les mères ne sont pas complices du tueur de leurs enfants. Tous les pères, tous les conjoints, ne sont pas tous des tueurs d’enfants. Toutefois, pourquoi y a-t-il de plus en plus, une approbation tacite des comportements de prédation qui tend vers un vedettariat du déviant, de la déviante, qui autrefois était ostracisés. Entre l’idéalisation et la diabolisation, comment expliquer les variantes dans la considération des responsabilisations?
Parfois, les réponses intelligentes et les scènes éloquentes peuvent se reconnaître par leur concision. Merci à M. Giraldeau et Bravo à Vincent Garenq et Daniel Auteuil d’avoir su résumer, par la réalisation et par l’interprétation, l’impact de la tragédie dévastatrice lors de cette scène de pleurs devant le miroir pour évoquer l’infini de la peine.
À remarquer : Kalinka est décédée en pleine adolescence et pour une jeune fille le miroir est essentiel. Le père pleure appuyé au miroir comme si sa joue tentait de rejoindre le reflet perdu de sa fille, pour y avoir l’occasion de s’épancher, pour y reprendre la force de continuer.
L’amour pur de ce père est indéfectible dans la lâcheté sale de cette horreur inéluctable. Lorsque les procédures judiciaires empirent la souffrance de l’injustice initiale : on ne fait pas ça, du mal à l’autre, encore moins tuer un humain, la société se révèle éhontée; or, la honte est un facteur de changement.
Au Québec, Madeleine, mère de Maurice, tué lors du viol et du meurtre de son amie Chantal le 3 juillet 1979, parle d’une colère qui l’habite sans cesse depuis les crimes; saine réaction à l’inadmissible, à l’intolérable. Elle ajoute que chaque jour, elle ressent l’absence de son fils. Pour André Bamberski le ressenti est le même; Garenq a choisi de terminer son film en accord avec ce vécu; Daniel Auteuil, dans son personnage d’André confie dans sa dernière réplique : « Tu me manques ma fille ».