Métro et galeries commerciales ont en commun leur dédale de couloirs et de vitrines frauduleuses qui ouvrent sur la publicité, miroir kaléidoscopique qui enferme celui qui se tient devant dans son insatisfaction à chaque coup d’œil relancée, détournée, ravivée pour la couleur, le prestige, la dévaluation permanente de son intériorité au profit d’une aliénation de masse qui transforme ici une poignée de jeunes en destructeurs d’idoles, en terroristes soucieux de dynamiser – en la dynamitant – la société dans laquelle il vivent. Il y a, dans Nocturama, un inconscient dégradé de la révolte, une tache noire qui recouvre les motivations, qui brouille la compréhension des mouvements, des échanges langagiers ou corporels. Nous sommes dans la nuit, nous errons dans un panorama nocturne composé de spectres tirés de tous les milieux sociaux et qui partagent seulement l’aveuglement devant le chaos pensé comme seul moyen d’accéder à la lumière. C’est sans compter que cette fameuse lumière est à chaque fois dégradée par le medium censé la répandre : celle que génère les incendies et explosions semble trop éloignée ou gagne les écrans affolés, celle que produit ensuite le grand magasin reste inaccessible car les caméras la surveillent, de la même manière que l’on enferme dans un sas le client venu encaisser son chèque, que l’on fige l’humain dans les données chiffrées de son compte en banque. Les heures qui passent (affichées à l’écran avec balourdise), les rendez-vous furtifs, la traque à distance, tout cela construit l’image et la dynamique d’un monde algorithmique, tout cela cristallise la dépersonnalisation galopante qui affecte la génération numérique, cette génération du dématérialisé et du virtuel qui essaie en vain de prouver par l’attentat qu’ils existent, d’y trouver des signes de vie. Or, Nocturama ressemble à un lent crépuscule sur lequel pèse d’emblée la fatalité : la solitude de ses personnages, aussi personnels que les mannequins rehaussés de leurs propres vêtements, n’est contrebalancée par aucune alchimie véritable : leur bref séjour dans le magasin achève de les transformer en poupées que l’on dénude, que l’on maquille, que l’on redessine de la même manière que l’écran sur lequel ils apparaissent en absents – la caméra des journalistes reste en dehors du complexe commercial – leur donnera, post mortem, une image. Bertrand Bonello met en scène la circularité d’un état d’urgence constant qui mitraille ses enfants de balles nocturnes, fruit de cette nuit des idées, cette nuit de l’homme où tout se dégrade, où le chanteur emprunte la voix du passé (en l’occurrence, celle de Shirley Bassey) pour crier sourdement le présent. « Ça devait arriver, ça devait vraiment arriver » affirme une passante, interprétée par Adèle Haenel. L’inconscient de la révolte doublé de sa banalisation a produit l’atrophie de la révolte elle-même, si bien qu’il n’en reste que la devanture, que l’écran de consommation sur lequel s’enchaînent des images aussitôt vues aussitôt oubliées. Prophétique Nocturama qui, en dépit de ses excès – longueurs, exhibition du martyre de nos jeunes fusillés par les cruelles forces de l’ordre – attrape le spectateur et l’immerge dans la face cachée de son monde.