Un accessoire, exposé en fin de course, pourrait résumer à lui seul la démarche entreprise par Paul Verhoeven dans Elle : il s’agit de la chaudière par combustion inversée qui se trouve dans la cave, et dont le fonctionnement et les mérites sont présentés par Patrick. Sa localisation introduit l’idée d’activité souterraine : nous ne connaissons la machine que par les effets thermiques qu’elle produit dans le reste de la maison, de la même façon que les pulsions – invisibles en tant que telles, qui s’extériorisent au contact des autres – mettent en marche l’individu, de gré ou de force. La « combustion inversée » renvoie quant à elle à l’inversion généralisée des valeurs ici à l’œuvre, moteur satirique en ce qu’elle représente les mœurs d’une certaine élite urbaine contemporaine pour mieux révéler les masques qu’elle oppose à la réalité ainsi que son hypocrisie congénitale. Verhoeven orchestre un savoureux jeu de massacre en faisant vibrer ce qui bat derrière les conventions sociales : la détresse affective – celle d’un jeune adulte soucieux de trouver sa place et de fonder un foyer –, l’adultère comme remède à l’ennui, la séduction de partenaires plus jeunes tel un échappatoire à la mort, la capitalisation de la violence exploitée et commercialisée comme un divertissement, la religion enfin. Il est passionnant de voir le cinéaste rebattre les cartes de son cinéma en changeant de terrain de jeu : il investit le drame familial français et s’amuse des codes mélodramatiques en prenant soin d’écorner la dichotomie traditionnelle. Ainsi, la victime se change en femme sexuellement frustrée qui tire profit de son agression pour mettre de l’ordre dans sa vie ; à l’inverse, le bourreau atteste une fragilité et une ambivalence déconcertantes que nous n’avons pas l’habitude de voir au cinéma. Verhoeven explore la sexualité banlieusarde depuis l’adolescence jusqu’à la maturité, oppose alors le discours journalistique, gorgé de scandales et de simplifications destinées à rassurer le public, à la réalité intérieure des êtres, complexe et torturée, pleine de sinuosités et de non-dits que les mots ne sauraient verbaliser. Il s’attarde fort judicieusement sur les gestes, sur les attitudes, sur les visages de ses comédiens ; il perturbe la caractérisation psychologique de ses personnages en cultivant le trouble défini, semble-t-il, comme la seule véritable façon de vivre pour soi et avec les autres, loin des dogmes qui atrophient et stérilisent, aussi lourds et ridicules que le personnel de la crèche géante que transporte Rebecca. Voilà une œuvre intrinsèquement scandaleuse, mise en scène avec rigueur et campée par des acteurs remarquables, mention spéciale à Isabelle Huppert.