Ce dernier film de Paul Verhoeven constitue une promesse, celle de nous réconcilier avec le thriller français, le hollandais violent arrive donc au chevet d’un genre avare en bonnes oeuvres, désormais aisément confié à des cinéastes de passage pour du consommé-jeté, le simple fait qu’un tel artiste veuille bien s’intéresser à notre doux pays apparait comme une bénédiction. Elle est bien synonyme de renaissance, de réappropriation, scannant le cinéma hexagonal pour mieux le cuisiner à sa sauce orange, ce qui n’est pas sans rappeler les multiples tours de force adressés à l’industrie hollywoodienne dans les années 80-90, admirable alchimiste sociologue. Suite au conseil du producteur Saïd Ben Saïd Verhoeven adapte le roman de Philippe Djian Oh …, narrant l’histoire de Michèle Leblanc, une femme violée choisissant de reprendre elle-même le contrôle de la situation face à son agresseur tout en gérant ses liaisons amico-sexuelles, le rapport avec son fils immature ainsi qu’un sombre passé familial.
On retrouve souvent l’image du viol dans le cinéma de Verhoeven, qu’il soit passager dans Katie Tippel, sexuellement mutatif dans Spetters ou traumatique dans Showgirls; dans Elle on pourrait y faire un léger rapprochement avec celui du personnage de Jennifer Jason Leigh dans La Chair et le Sang, celui où le lien entre la victime et l’agresseur devient fusionnel, sujet aux ambiguïtés, seulement ici Michèle (Isabelle Huppert) ne se pose pas réellement en tant que figure de soumission mais belle et bien en conquérante. Car le but du film est effectivement de dépeindre un portrait de femme puissante, qui malgré l’épreuve se montre indéfectible, avec toujours ce profond détachement émotionnel, la première séquence choisit d’ailleurs de placer directement le viol, en écran noir, hors champ puis frontal, et là où on pourrait communément s’attendre à un corps blessé et meurtri rampant au sol pour appeler au secours, non, elle efface les preuves pour reprendre le cours de sa vie. Et pendant un moment on se demande pourquoi, et des éléments vont venir sensiblement nous éclairer sur sa nature humaine, ses antécédents, ce qui pousse cette femme à se faire justice elle-même, ce qu’elle recherche dans ce désir trouble et sordide, Verhoeven va donc user de malice pour créer une atmosphère à la fois suspicieuse et déroutante pour petit à petit fournir les révélations.
Isabelle Huppert va donc porter ce rôle et ce film dans ses grandes largeurs, point majeur de l’intrigue sous forme de toile d’araignée où elle se nicherait au centre, tissant les lignes et grignotant toute opposition, elle domine les débats, patronne intransigeante d’une agence multimédia, mère prévenante et maitresse de cérémonie du cercle relationnel, une femme qui va de l’avant où son seul ennemi semble être son passé familial. Sa relation matriarcale s’avère d’ailleurs quelque peu compliquée dans le sens où elle ne trouve pas l’appui qu’elle cherche, Michèle aurait même tendance à materner sa propre mère comme son fils, le père lui est absent depuis 40 ans suite à un fait divers macabre où sa participation demeurera quasi inexplicable, et là où est l’intérêt de l’apparition d’une figure ascendante, voire phallocratique, qu’elle trouvera donc chez son oppresseur, d’où ce désir malsain. J’aurais tendance à croire que tout tourne autour de ça, que le personnage de Huppert est dans cette recherche intime constante, entre sa liaison adultère avec le mari de sa collègue et son fantasme pour son voisin (Laurent Lafitte), et c’est le goût post traumatique pour la violence masochiste qui finit inévitablement par ressortir, provoquer le danger comme un jeu du chat et de la souris, d’ailleurs symbolisé dans le film par son animal de compagnie boulotant un oiseau avant qu’elle récupère la dépouille pour précieusement la jeter à la poubelle, telle son humilité, sa honte.
Ce que j’aime dans ce personnage de Huppert c’est cette notion d’animal à sang froid, ce profond détachement émotionnel, le meilleur exemple qui puisse être serait cette séquence du réveillon de Noël lorsqu’elle expose à Lafitte les pires atrocités avec un ton presque amusé, faisant preuve d’un humour malaisant rendu jouissif, qu’on retrouvera à plusieurs reprises dans le film comme lors de la scène de l’hôpital par exemple, tellement apathique qu’elle se questionne de manière surréaliste sur la mort, vivant dans une bulle inoxydable où rien ne pourrait l’atteindre. C’est un peu la vision que je me fais des circonstances pouvant influer notre quotidien, qu’il faut toujours raison garder pour ne pas sombrer dans une sorte de complainte maladive, se créer son propre espace, une force tranquille pour avancer face aux épreuves, prendre le contrôle, et dans Elle il se fait face au viol qui ne reste qu’un rite de passage pour évoluer. Cette opposition au mouvement féministe ambiant plus que jamais à la mode qui consiste à se poser en victime m’a réjouit, un vrai plaisir de voir qu’une posture de femme forte qui sait prendre l’ascendant face aux hommes quitte à complètement les dominer moralement que physiquement, c’est un pied de nez total, et ce n’est pas surprenant que ces petits groupuscules de frustrées se refusent à comprendre le message du film allant même jusqu’à le qualifier d’apologie du viol, allons bon.
Le côté thriller est évidemment très important puisqu’il nous tient en haleine pendant les 3/4 du long métrage, un jeu de pistes que Verhoeven s’amusera à brouiller avec un sens aigu de la mise en scène, principalement à travers l’oeil de Michèle, et une fois la révélation atteinte c’est la relation trouble avec l’agresseur qui prend le pas pour faire basculer le film dans autre chose, celui de la vengeance et de l’expiation, en restant tout de même très ambigu. Une des scènes les plus marquantes lors de cette dernière partie est celle de l’accident de voiture de Michèle que l’on peut légitimement comparer à celle du viol, l’ironie poussera même la victime à chercher de l’aide vers son propre bourreau, on est encore dans cette idée de recherche de figure paternaliste, et jusqu’au bout demeurera ce fantasme malsain consistant à savoir à quel jeu cette femme joue, de ce qu’elle veut réellement en retirer. La finalité de cette histoire est tout autant équivoque, car l’accumulation d’épreuves, même celles où Michèle en est l’instigatrice comme l’adultère vis à vis du mari de sa collègue, explicite une forme de soulagement décomplexé que rien n’aura su froisser, l’assurance et la séduction du serpent, le sang froid sous couvert d’un poker face implacable, la vie continue.
Elle marque le grand retour de Verhoeven au cinéma brut et viscéral, d’une noirceur et d’une immoralité absolument fascinante, un vrai moment de cinoche qui nous scotche au siège pour nous faire atteindre l’orgasme comme rarement, avec des thèmes bien connus qu’il sait à chaque fois réinventer pour provoquer la surprise et l’étonnement, un objet particulier donnant la leçon à notre industrie bien trop souvent attentiste devant son public qu’elle aurait davantage tendance à couver qu’à interroger, reflet de notre société. Nouveau tour de force donc de Paulo qui à 77 ans prouve qu’il est plus que jamais un des grands metteurs en scène du 7ème art, et que dire de la performance exceptionnelle de Isabelle Huppert qui fait de cette apparente éclopée une véritable héroïne des temps modernes, LA femme. Magistral.