Dix ans qu'on n'avait pas vu Paul Verhoeven derrière une caméra depuis son intimiste "Black Book"...et lorsqu'on annonce qu'il va adapter un roman français en France avec des français, je me suis demandé si celui qui m'avait tant fait vibrer à travers ses divers brûlots ("La Chair et le Sang", "Robocop", "Total Recall", "Basic Instinct", "Showgirls", "Starship Troopers") n'était pas devenu un vieux gâteux avec un pied dans la case retraite. Et bien quel soulagement car, à l'instar de Cronenberg avec son "Maps To The Stars", Verhoeven nous prouve qu'il a toujours la pêche et nous propose une fois de plus une plongée dans la psyché humaine la plus dérangeante. "Elle" c'est l’histoire de Michèle, une dirigeante d'une entreprise de jeux vidéos couronnée de succès, divorcée et célibataire, mère d’un grand bêta, qui se fait violer un jour à son domicile par un mystérieux agresseur cagoulé...En partant d'une telle base, et connaissant le Monsieur pour son penchant pour la satire et la violence assumée (ne l'appelle-t-on pas « Le Hollandais Violent » depuis des années ?), on était presque en droit de s'attendre à un « rape & revenge » bien bourrin...mais non, ça c'est réellement mal connaître Verhoeven qui a toujours préféré utiliser la violence comme illustration de son discours plutôt que son discours soit un prétexte à étaler des litres d'hémoglobine à l'écran. Le début du film donne déjà le ton : le viol est montré très rapidement en utilisant le hors champs par l'intermédiaire d'un chat muet en posture droite, seul témoin insensible du crime qui est en train d'être commis ; puis on bascule directement sur Michelle qui ramasse les débris occasionnés par l'acte abject comme si de rien n'était...pire, elle n'appelle même pas la police et va continuer son quotidien normalement sans rien dire à son entourage. Voilà, on est de suite prévenu : Michelle, qu'on va suivre durant 2h, est un personnage TORDU !! Oui, réellement tordu, à la limite de la névrose : Michelle navigue dans un univers assez malsain (
elle travaille dans un milieu hyper misogyne tout en s'y épanouissant / elle ne peut pas sentir la petite amie hystéro-tyrannique que son fils idolâtre/ elle est séparée d’un écrivain raté qui l'a remplacée par une jeunette séduisante / elle couche avec le mec de son associée d'entreprise qui est aussi, au passage, sa meilleure amie/ elle ne supporte plus les frasques de sa nymphomane de mère qui s'envoie de jeunes gigolos qui pourraient être ses petits-fils / elle entretient un passé douloureux et connu de tous avec son père qui croupit en prison
) dans lequel elle réussit malgré tout à rayonner, elle arrive à faire de l'insupportable une réelle zone de confort dans laquelle elle puisse l'énergie dont elle a besoin chaque jour. Cette incroyable aptitude atteint des sommets lors de cette mémorable séquence du repas de Noël qui se révèle être le passage le plus comique du film alors qu'il annonçait avant tout un moment purement cauchemardesque ! Mais, Michelle parvient à trouver son équilibre au milieu de ce chaos et c'est en toute nonchalance qu'elle réagit dans certaines circonstances (
voir comment elle annonce son viol de but en blanc à ses amis avant de commander tranquillement son déjeuner ou le ton très léger qu’elle emploi pour raconter à son voisin son atroce passé qui la lie à son père
). Et c'est grâce à l'énergie puisée dans son microcosme nihiliste que Michelle va se révéler en tant que femme : entre sa volonté de découvrir qui est son agresseur et son désir soudain et fougueux pour son voisin marié, notre héroïne va suivre sa voie, passant de statut de victime à celui de prédatrice sans arrêt, et continuer de contrôler son destin en assumant ses actes et choix. Et c'est ainsi que Verhoeven va s'attaquer au sujet épineux de son métrage : la passion « amorale ». Car "Elle", c'est avant tout la rencontre entre deux êtres habités de fantasmes sexuels indicibles, violents, et répréhensibles (par la morale pour l'une et par la loi pour l'autre). Deux marginaux hors normes qui se correspondent parfaitement et qui vont, ensembles, céder à leurs effrayantes pulsions et, surtout, d'en jouir. Nous assistons donc à cette rencontre improbable et fusionnelle de deux monstres sexuellement compatibles. Le plus intéressant c'est que Verhoeven ne juge jamais : jamais il ne tient de discours misogyne prétendant que toutes les femmes rêvent secrètement d’être violées, jamais il ne défend le comportement criminel de
Patrick
; mais surtout jamais il se permet de dire qu'ils ne doivent pas faire ce qu'ils font. Verhoeven nous propose juste de découvrir que certaines choses existes, que la psyché humaine est ultra compliquée et que certains comportement considérés comme déviants par les us communs peuvent pour certains être quelque chose de tout à fait normal...et ici, le message est clair : le sexe n’est pas une norme, mais une chose qu'on vit. Il n'existe pas une seule forme de sexualité féminine ou une de sexualité masculine, ce n’est pas le genre qui détermine la sexualité : ici il y a totale égalité hommes et femmes. Paul Verhoeven aime ce genre de personnes qui ont l'air d'être « déviants » aux premiers abords mais qui ne font qu’écouter ce qu'ils ont au plus profond d'eux. Alors cela peut choquer, mais sachez qu'il n'y a là aucun moralisme déplacé ; juste un regard lucide et cruel sur l’humanité (non sans ironie bien entendu !). Et cet incroyable « pamphlet » tient très bien la route grâce à la performance formidable de tout son casting qui joue admirablement bien : Laurent Lafitte, Charles Berling, Vimala Pons, Christian Berkel, Anne Consigny, Jonas Bloquet,Alice Isaaz et Virginie Efira sont nickels sous la coupole de la formidable Isabelle Huppert qui nous la joue extrêmement mystérieuse derrière le masque d’un visage froid, vide et indéchiffrable. A la fois thriller, drame, comédie et satire sociale où Eros côtoie étroitement Thanatos, "Elle" est un film tordu et choquant tout en étant drôle et captivant. Un spectacle d'une rare intelligence où l'ironie fulgurante de Paul Verhoeven (au diable la morale !) n'a d'égale que sa maîtrise technique. Dieu merci, « Le Hollandais Violent » n'est pas encore mort !!