Face à un tel film, je me pose une quantité de questions. Je me trouve face à une entreprise pratiquement impossible à critiquer : en pointant sa caméra sur quelques damnés de la terre, parqués dans le dénuement d'un asile qui tient bien plus de la prison que l'hôpital psychiatrique, Wang Bing extirpe du néant quelques figures humaines et leur offre une forme d'existence aux yeux du monde. Le mode opératoire est courageux, trois mois en immersion complète entre ces murs suintant de crasse et de la pisse des internés eux-mêmes, qui se soulagent à volonté (Wang Bing laisse la merde hors champ, avec une insistance presque spectaculaire), errent nus avec leur bassine dans le promenoir circulaire et grillagé, déambulatoire misérable, cour des miracles qui tient lieu de décor principal. On se doute que le film s'est construit au montage, à partir de centaines d'heures glanées au fil des jours, et Wang Bing a subtilement sélectionné ses sujets et organisé leur exposition, de sorte que les personnages s'inscrivent petit à petit dans le regard du spectateur jusqu'à devenir des figures familières. Après 3h47, on sort avec le sentiment d'avoir presque vécu avec ces gens, et c'est la grande qualité du film. Leur comportement, leur étrangeté et leur humanité bafouée dans ce cloaque suffocant sont suffisamment singuliers pour nous tenir éveillés et attentifs. Wang Bing semble jouer la carte de l'humilité face à cette misère noire, et à l'inverse d'un Pedro Costa dont la maîtrise éblouissante du cadre et de la lumière élève les films à une dimension plastique d'œuvres d'art, il se contente d'une seule focale - à de très rares exceptions près -, laisse l'exposition et le point en mode automatique, et se moque d'être en sous-exposition constante : ce qui compte, c'est d'être à la meilleure place pour capter le réel. L'image est souvent grise, copieusement bruitée faute de lumière. Les personnages apparaissent souvent dans un brouillard laiteux et fourmillant, à peine peut-on distinguer leurs traits. A ce prix, Wang Bing est parvenu à être transparent. La présence de la caméra semble aussi familière aux internés que l'ennui lancinant qui les lobotomise petit à petit, au fil des mois et des années passées dans ce purgatoire putride. Si l'image est négligée, le son, par contre, est l'un des points forts du film. Le silence n'existe pas, on a l'impression que même au cœur de la nuit, la télévision de la salle commune reste allumée et crache ses miasmes inarticulés, et dans la cour il y a toujours un gémissement, un cri, une plainte, pour occuper l'espace sonore et renforcer la sensation d'aliénation. D'où vient alors ma résistance à attribuer au film une valeur de chef d'œuvre, ou de lui écrire un dithyrambe ? Peut-être parce que précisément, il se résume à ce qui précède. Le constat est glaçant. Ce que ce film dit de la Chine profonde est accablant. Mais il ne s'élève pas au-dessus du statut de "document", quelque chose manque d'une mise en perspective plus vaste ou d'un point de vue plus affirmé. Ce que d'aucun pourrait considérer comme sa qualité suprême.