Dès les premières images, l’approche visuelle globale de « Cafard », semble tenir, plus de l’environnement du mauvais jeu vidéo (déplacements flottants, lenteur des mouvements, modélisation géométrique des fonds…). J'ai trouvé cela contestable et il m’a fallu un peu de temps avant de m’habituer au concept. L’animation en 2D ayant gagné de nouvelles lettres de noblesse ces derniers temps (« Le chant de la mer » de Tomm Moore), cette intention filmique résonnait un peu comme un retour en arrière. Cela au moins jusqu’à l’apparition aussi sidérante qu’inattendue du titre et générique sur fond de « Ballets Russes » (remarquable retranscription du Pan de « Daphnis et Chloé »), où le film commence vraiment et m’a littéralement empoigné !
Car de force il en est bien question avec « Cafard », d’abord avec cet incroyable personnage de Jean Mordant, champion du monde de lutte 1914, gaillard impressionnant de force et de tendresse qui décidera de venger sa fille en s’engageant dans la « grande guerre ». Si la crainte d’assister à un énième film revanchard (en mode « Vieux fusil ») s’estompe très vite (ouf !), c’est dans un épisode peu connu de ce conflit, que Jan Bultheel nous entraîne avec son héros, l’errance d’un corps d’armée d’auto blindés belges (libres) qui fut envoyé sur le front russe en 1916 aux côtés des puissances alliées. Cet extraordinaire périple, qui va lui faire traverser l’Europe, la Russie, la Chine, les Etats-Unis souligne la situation géopolitique confuse du monde pendant cette période (révolution bolchévique, Europe exsangue…). Tous les personnages sont fictionnels, mais s’inspirent de ci de là de vrais destins habilement réunis dans le scénario. Si certains y verront une certaine faiblesse du propos (manichéisme des positions) ou de la confusion (raccourcis historiques), cela tient simplement à ce que « Cafard » est avant tout un récit humaniste, qui se range derrière les individus et souligne leurs réactions franches face aux drames qui se jouent. La Belgique a payé un lourd tribut dès 1914 avec un nombre considérable de civils massacrés. En choisissant Jean Mordant comme porte étendard, l’homme simple et pur, Bultheel démontre que le juste se révèle dans la plus grande des adversités grâce à ses valeurs (loyalisme, tolérance, don de soi…) et que s’il dévie à un moment, il retrouvera toujours le chemin de la liberté et de la sagesse.
Mais bien plus qu’une histoire prenante (digne d’une aventure de Corto Maltese de Pratt), le film se révèle par un style, et beaucoup d’idées captivantes. Ainsi, les visages viennent contredire le trait épuré de l’ensemble, très expressifs ils contribuent largement à la dramaturgie. Le jeu des couleurs, notamment au niveau des décors, est plus qu’intéressant donnant lieu à certaines scènes d’un bel esthétisme. Bultheel, filme ce drame à la manière de certains films historiques des années 30, la réalité historique n’éclatant pas par une rutilance de décors ou de prises de vue, mais plus simplement sur un détail de reconnaissance, la toile de fond ne pèse pas sur l’action, autour de laquelle se concentrent Jean, Victor, Jelena, Guido… aux destins si bouleversés.
Après « Adama » traitant également d’une face cachée de la guerre 14/18, l’enrôlement du peuple africain dans le conflit, et dont certaines scènes resteront gravées à jamais dans ma mémoire, « Cafard » se veut moins poétique, plus ancré dans la noirceur, et pourtant il s’en dégage nombre de frissons et une certaine ivresse par la profondeur de sa simplicité, et surtout au final de sa délicate beauté.