Tokyo Fiancée, cinquième film de Stefan Liberski, sort en salles le 4 mars 2015. Il s’agit d’une adaptation cinématographique de Ni d’Ève ni d’Adam, roman d’Amélie Nothomb paru en 2007, récompensé par le Prix de Flore.
Tout d’abord, faisons un détour par le roman. La jeune Amélie Nothomb retourne au Japon en 1989, après 16 ans d’absence. Désirant s’y établir, elle prend des cours de japonais des affaires et tente tant bien que mal de s’intégrer dans la mégapole tokyoïte. Là, elle rencontre Rinri, japonais de bonne famille, à qui elle donne de laborieux cours de français.
Commence alors une somptueuse histoire sur le sentiment amoureux. Rinri et Amélie deviennent amants, mais ne vivent pas leur liaison de la même manière. Tandis que Rinri tombe éperdument amoureux, Amélie éprouve pour lui des sentiments profonds de tendresse, certes, mais pas d’amour. Là est la différence, finement expliquée par l’auteur, entre le “koi” et l’”ai”, nuance intraduisible en français. Le premier désigne le goût, le “koibito” étant alors une personne de plaisante compagnie : la compagnie de Rinri est au goût d’Amélie. Quant à “ai”, « mot si beau que je regrettais parfois de n’avoir pas à l’employer », il désigne l’amour fou, malmené par l’extrême pudeur japonaise. Rinri, qui met un point d’honneur à rejeter les traditions nipponnes, se grise de ce sentiment jusque-là jamais éprouvé.
De cette différence entre “koi” et “ai” naît la conception « nothombienne » de l’amour. « Entre ces deux mots, “koi” et “ai”, il n’y a pas de variation d’intensité, il y a une incompatibilité essentielle ». Pour elle, l’amour est indissociable de la perversité, du danger, de l’horreur, du terrifiant sublime. Ici se trouve la clé de compréhension de certains de ses romans, comme Attentat ou Mercure.
Le quiproquo grandit entre les deux amants, jusqu’au jour où Rinri la demande en mariage, en décembre 1989. Le ciel tombe sur la tête d’Amélie. Le mariage japonais, à ses yeux, détruirait toute la beauté de leur relation, les enfermerait dans un carcan de coutumes et de pressions sociales. Plus de liberté alors ! Amélie serait alors bridée dans son désir d’inconnu, comme le sont les « êtres d’eau » de son espèce. « Si je suis eau, quel sens cela a-t-il de te dire oui, je vais t’épouser ? Là serait le mensonge. On ne retient pas l’eau. » Toutefois, refuser correspondrait à une rupture. Quel dilemme !
Une seule solution, et encore temporaire : les fiançailles, période de ni-ni bénie pour gagner du temps. L’année 1990 se déroule difficilement, en raison de l’embauche d’Amélie dans l’entreprise Yumimoto. Cette année de fiançailles est ainsi la face cachée et personnelle du célèbre Stupeur et Tremblements, dans lequel Amélie est finalement affectée aux toilettes, à cause de ses méfaits dus à son ignorance des codes, us et coutumes du monde professionnel japonais.
Après cette longue digression, revenons au film de Stefan Liberski. Celui-ci est assez fidèle au roman, du moins au début du film, allant jusqu’à en puiser certaines répliques. (« J’ai toujours eu le lyrisme mégalomane »
Pauline Etienne est incontestablement un élément clé de la réussite de ce film. Elle rayonne dans son rôle de jeune fille exubérante. Taichi Inoue est également convaincant dans le rôle de Rinri, et on ne peut que saluer sa performance, sachant qu’il a appris en phonétique tous ses dialogues en français, ne comprenant pas cette langue.
Les décors sont soignés, ainsi que les cadrages, le réalisateur s’attardant sur différents paysages tokyoïtes. De Shibuya aux parcs verdoyants, en passant par les abords bruyants du métro, c’est une visite de la ville qu’on nous propose, au rythme des promenades d’Amélie et Rinri. Aux intérieurs japonais, froids et géométriques (maison des parents de Rinri) dans lesquels les traditions sont omniprésentes, s’opposent les montagnes et les espaces enneigés invitant à l’émerveillement. Les images sont colorées, collant parfaitement avec la légèreté de l’héroïne.
La bande-son, composée par le fils du réalisateur, est éclectique et très adaptée. Se suivent des titres pop et des mélodies minimalistes d’instruments à vent japonais.
En bref, des épisodes légers et cocasses se succèdent, emprunts de tendresse. Le film est fidèle au roman, reprenant même le concept du koi, formant un ensemble très plaisant. Jusqu’au drame.
Dans le roman, Rinri pense qu’Amélie a enfin accepté sa main, suite à un quiproquo. Cette dernière, effrayée et ne pouvant s’y résoudre, utilise un prétexte pour s’enfuir en Belgique… et ne pas revenir.
Dans le film, un tremblement de terre violent a lieu, envoyant verres et bibelots se fracasser au sol. Suivent des images d’archives… du tsunami de 2011 ayant frappé la côte est du pays.
L’histoire, sensée se dérouler au début des années 1990, est donc transposée dans les années 2010. Le réalisateur n’a pas pu s’empêcher de parler du tsunami et de la centrale de Fukushima dans un film sur le Japon. Encore un terrible cliché, qui détruit la fin du film. En effet, les japonais, Rinri le premier, pressent Amélie de partir, de fuir le danger nucléaire. Amélie s’enfuit donc, cédant aux injonctions de ses proches.
Et cette fin me dérange. En effet, dans le roman, Amélie choisit de partir. Elle aurait pu rester et refuser la main de Rinri, mais elle part, obéissant à son instinct. Dans le film, nulle part de libre-arbitre, elle n’a pas le choix. Stefan Liberski, se trouvant dans la salle de cinéma, a eu cette justification : le tournage avait commencé en 2010 et s’est vu arrêté par la catastrophe de 2011. Il lui semblait impensable de ne pas mentionner cet évènement dans son film. Ensuite, même dans le roman, selon lui, Amélie ne peut que fuir. Elle n’est pas japonaise et n’a donc pas sa place dans ce pays. En outre, il s’agit d’un clin d’œil à son départ du Japon à l’âge de 5 ans, décidé par ses parents.
Est-ce convaincant ? Sûrement. Cependant, cette fin
« tragique », ces deux amants malheureux séparés par le destin, reste assez dérangeante. Et
entache légèrement ce film pourtant si bien commencé.