Regarder Man on the Moon c’est peut-être cerner davantage l’acteur qui interprète le rôle principal, c’est peut-être mieux comprendre Jim Carrey en tant qu’acteur et en tant qu’être humain. La superposition des identités, chacune vécue pour elle-même et en conflit avec les autres, change l’acteur en un schizophrène tout à la fois fascinant et terrifiant – impression renforcée par le fait que Carrey se prêtait au jeu durant l’entièreté du tournage, incarnant tour à tour Andy et Tony au grand dam de l’équipe. Regarder Man on the Moon c’est se demander non pas qui est Jim Carrey mais combien est Jim Carrey et quand est Jim Carrey. L’acteur dépasse la prestation et livre une performance parfaite, la perfection dans la fiction étant atteint quand l’individu en chair et en os s’oublie, se dépasse voire se renie pour être l’autre. Le long métrage constitue alors un testament passionnant : la mise en scène de Miloš Forman, subtile et brillante, construit à merveille un show mêlant le public et l’intime ; elle réussit, par le biais du montage et des travellings, à représenter ensemble deux personnages campés par un seul homme. C’est qu’Andy Kaufman est autant un avatar de Jim Carrey qu’un personnage du cinéma de Forman, puisque sa démesure qui tutoie la démence traduit une liberté contrainte, une liberté dont souffre le génie et qui le conduit à jouer au péril de sa vie, à mettre en danger son corps, à s’exposer à la haine véhiculée par les médias. Comme Mozart dans Amadeus (1984) ou Valmont dans le film de même nom (1989), le personnage ne cesse de se prendre à son propre piège, organise son existence comme s’il s’agissait d’un spectacle permanent, conscient de chacune des crises, de chacun des retournements tel un chef d’orchestre guidant ses musiciens. Il paraît toujours à l’extrême fin de quelque chose, au bord du précipice, prêt à tomber, se rattrapant in extremis par une pirouette en arrière. L’artiste est, dans le cinéma de Forman, d’essence contestatrice, il s’oppose aux modes et aux mœurs, nage à contre-courant jusqu’à finir englouti ; en cela, il ne peut que réussir, puisque les applaudissements comme les huées consacrent son art. Le génie de Forman réside alors dans sa capacité à rendre accessible Andy Kaufman sans museler ses personnalités, sans rechercher le politiquement correct ou l’outrance exagérée ; le cinéaste l’intègre comme personnage dans son univers à lui, tout à la fois respectueux des codes d’un certain classicisme hollywoodien et en marge du système par la figure qu’il aime et qu’il représente. Un chef d’œuvre.