La très grande force du Chardonneret est de parvenir à croiser les deux trajectoires pourtant opposées de l’art : d’une part sa dimension transitoire, tout entière incarnée par les tribulations d’un apatride dans une Amérique curieusement vidée de sa substance, une Amérique aux cellules éclatées et à la solitude constante ; d’autre part son caractère éternel que la peinture de Carel Fabritius incarne ici, c’est-à-dire une captation de la nature humaine – les êtres vivants sont périssables – dont la figuration, mais surtout l’âme, traversent les âges, résistent aux aléas de l’Histoire. Voilà ce qu’est, en fin de compte, le film de John Crowley : un long et tortueux apprentissage de l’art. Nous commençons par partager la nécessité que découvre un petit garçon à nourrir de sa matière sensible une toile déjà peinte, au point de la dérober malgré lui et de s’en octroyer la possession, au point de la perdre puis de la retrouver, enfin. Ce chemin, c’est le processus de création artistique. C’est la conviction que le bonheur terrestre ne saurait jaillir du matériel, mais qu’il réside dans la somme d’une expérience particulière du monde transformée par l’esprit en composition artistique. Le malheur, la drogue et l’alcool sont les principaux compagnons de route du génie. Theo Decker, un génie ? Quel génie y-a-t-il à voler un tableau ? Notre héros n’est pas le peintre, certes. Mais il est le transmetteur du Chardonneret, en ce sens où en commençant par l’ôter à une société qui ne le voyait que trop, en se l’appropriant par un transfert de propriétés affectives souvenir de la mère/détention du tableau, puis en le restituant après moult remous, il lui offre une visibilité nouvelle, il augmente sa force symbolique. Ce qui est absent a toujours plus d’impact sur l’esprit que ce qui s’agite sous nos yeux. La preuve en est que Theo surmonte les épreuves de son existence sous le regard bienveillant du tableau resté emballé, et qui s’avère en réalité un leurre. L’œuvre d’art est une mémoire humaine qui extrait de la solitude d’un seul une puissance sensible aux retombées collectives. En dépit d’une première demi-heure assez balourde dans laquelle l’on peine à s’attacher aux personnages, en dépit d’une composition musicale à la fois simpliste et trop présente (elle vient écraser l’image et corrompre l’émotion qui coulait naturellement d’elle), en dépit d’un recours abusif aux chansons à des instants mal choisis, Le Chardonneret est un grand film de l’exil – comme l’était Brooklyn, il y a de ça quatre ans – qui croise de manière pertinente solitude et communauté par le prisme d’une réflexion sur l’art.