Dumbo, le petit éléphanteau séparé de sa mère et dépossédé de sa liberté, est aussi une œuvre qui fut séparée de sa créatrice et dépossédée de son contenu original. C’est en effet le seul livre pour enfant qui fut publié par la jeune auteur Helen Aberson (et illustré par son premier mari Harold Pearl), en 1939. Les droits en furent immédiatement acquis par Disney, et le long métrage d’animation qui en fut très librement adapté sortit dès 1941. Dumbo devint immédiatement l’un des très grands succès du studio, qui allait traverser le temps et les générations. Totalement inconnue du grand public, Helen Aberson occupa plusieurs postes dans le travail social à New York, se remaria avec le discret Richard Mayer, eu un fils, Andrew, et bien qu’elle continua d’écrire des contes pour enfant, disparut à l’âge de 91 ans sans qu’aucune autre de ses histoires ne soit jamais publiée.
Dumbo est donc une étincelle, la magie d’une idée capturée au bon instant. En 1941, le dessin animé sauva le budget de l’oncle Picsou en étant peu cher à produire et en compensant les recettes désastreuses de Fantasia. Mais un remake sous forme semi live était-il vraiment nécessaire en 2019 et alors que l’empire se porte bien ?
Non, il n’y avait pas d’urgence absolue, mais Disney s’étant lancé dans le relecture de tous ses grands classiques, l’adorable pachyderme ne pouvait y échapper.
Tim Burton, qui avait déjà œuvré sur « Alice au pays des merveilles » , s’est attelé à ce travail de commande vite fait, relativement bien fait, mais sans l’émulation et l’enthousiasme que l’on peut ressentir sur ses meilleures œuvres. Il ne manque pas, pourtant, de multiplier les clin d’oeils et les références :
- Impossible de ne pas reconnaître dans les jeunes Milly et Joe les doubles des filleuls de Tim Burton, Lily-Rose Depp et son frère Jack, à la fois par leurs prénoms et par la ressemblance physique frappante des jeunes acteurs avec leurs modèles. (Même si en réalité Nico Parker ressemble surtout à sa propre mère, Thandie Newton.)
- V.A. Vandemere, le personnage campé par Michael Keaton, est l’avatar de Walt Disney, confirmé par son parc d’attractions, « Dreamland », véritables peluches du Dumbo de 1941 incluses. L’ombre de Johnny Depp plane encore avec une attraction rappelant celle de « Pirates des caraïbes ». Par ailleurs, Michael Keaton retrouve Dany de Vito sous la direction de Tim Burton, près de 30 ans après « Batman, le défi ».
- De Vito incarnait déjà un propriétaire de cirque dans « Big fish », toujours de Burton.
-Le personnage incarné par Eva Green, Colette Marchant, rappelle beaucoup la trapéziste Rose Gold, surnommée « l’impératrice des airs ».
- Tim Burton glisse également un hommage discret à l’invention du cinématographe.
- Il profite aussi du film pour militer pour le cirque sans exploitation animale, sauf que le message tombe à plat. A moins que les chevaux et les poissons ne soient pas considérés par Burton comme des animaux ?
- Enfin, on retrouve dans Dumbo tout une intrigue autour d’une clef, thème qui était déjà présent dans « Alice au pays des merveilles », mais aussi dans « Casse-Noisettes et les 4 royaumes », sortit l’hiver dernier.
Tous ces messages tendent malheureusement à parasiter ce pourquoi on était venu à la base. Dumbo donne son nom au film, mais tarde à y apparaître. Par moments, on le perd même de vue, tant les intrigues familiales et financières qui se jouent autour de lui prennent l’ascendant. Et si vous espériez revoir son amitié avec Timothée, faites-vous une raison, le rongeur, dans cette version, n’est même pas l’ombre d’un figurant.
Le personnage principal est finalement Milly, dans la droite ligne des nouvelles héroïnes Disney : de longs cheveux châtains, un visage de poupée, intelligente, indépendante et féministe. Le problème c’est que Milly, c’est un peu le « mini moi » de Clara dans « Casse-Noisettes ». Les deux deviennent vite insupportables à afficher une forme de mépris condescendant envers les autres, et plus particulièrement leurs pères respectifs.
Mais autant, dans « Casse-Noisettes », on pourrait comprendre que Clara reproche à son père de participer à des fêtes mondaines peu de temps après le décès de sa mère, autant il est impossible d’aller dans le sens de Milly lorsqu’elle accueille froidement Holt, revenant de la guerre de 14-18 amputé d’un bras, et visiblement ému, pour sa part, de retrouver ses enfants. Dis gamine, tu veux que Marie Curie t’explique ce que c’était, les tranchées ?
Colin Farell, pas prévu pour ce film (il s’est retrouvé catapulté là suite aux abandons successifs de Will Smith, Chris Pine et Casey Affleck), assume ce qu’il peut mais sans parvenir à vraiment exister, ses apparitions à l’écran étant elles-mêmes limitées. Dany de Vito s’empare avec maestria de l’espace (et on se dit qu’il est vraiment scandaleux d’avoir si peu revu cet acteur ces dernières années) et Eva Green donne un second souffle à mi-chemin du film, par son charme malicieux et magnétique. Je peine cependant à comprendre pourquoi elle n’a pas eu le droit de se doubler elle-même pour la version française.
Que dire d’autre si ce n’est que si la 3D est économique et bien pratique pour faire voler un éléphant, elle peine à lui donner vie réellement ?
Le problème, en projetant Dumbo dans un univers réaliste avec des humains en chair et en os pour lui donner la réplique, c’est que Dumbo devient irréaliste. Ne serait-ce que par le fait que normalement, un éléphanteau nouveau-né, privé du lait maternel ou de celui d’une autre éléphante, meurt très rapidement.
Et les trucages deviennent également gênants
lorsque Eva Green est sensée voler sur le dos du pachyderme, tant le résultat est mal fait.
(Et que dire de la réaction pas du tout logique d’Holt, furieux que Colette vole avec Dumbo sous un chapiteau sans filet, mais qui n’hésite pas à mettre ses deux enfants sur le dos de l’animal, pour qu’ils s’envolent ensemble bien loin au-dessus du parc d’attractions ?)
Peut-être que par moments, un recours à des effets spéciaux « à l’ancienne », des marionnettes, des animatronics aurait été préférable. Peut-être même que revenir à ces méthodes aurait libérée et stimulée l’imagination de Burton, et qu’il aurait retrouvé la créativité rafraichissante de ses premiers films.
En soi, son « Dumbo » n’est pas mauvais. Il est même largement meilleur que ne le fut son « Alice ». Mais il n’a pas la folie, l’audace ou le frisson de ses meilleures créations. Cela reste tout de même un bon divertissement, plus pour les grands que pour les petits.
(ambiance sombre, mort, incendie.)
Mais l’origine même du conte est une tragédie. Helen Aberson s’était inspirée de l’histoire bien réelle de Jumbo, un éléphanteau orphelin né en 1860, célèbre pour sa taille exceptionnelle, balloté entre le zoo de Londres et le cirque Barnum aux USA, atrocement maltraité toute sa vie, et qui mourut percuté par un train le 15 septembre 1885, à Ontario au Canada. Le 10 décembre 2017, Jumbo a fait l’objet d’un documentaire sur la chaîne BBC One, présenté par Sir David Attenborough. Edifiant sur la cruauté et la vénalité de l’être « humain »…