Depuis ces vingt dernières années des réalisateurs tels que Park Chan-Wook, Kim Jee-Woon, Na Hong-Jin, Hong Sang-Soo, Lee Chang-Dong, Kim Ki-Duk, Im Sang-Soo ou Bong Joon-Ho pour ne citer qu’eux ont participé au renouveau du cinéma sud coréen, s’imposant chez eux comme à l’international. Délivrant toujours un cinéma exigeant, fin, tout en restant populaire, refusant l’embourgeoisement, mais en n’oubliant jamais d’être ambitieux d’un point de vue artistique. Il semblerait qu’à ce jour il n’y ait qu’en Corée du Sud que l’on puisse produire ce genre de films, à quelques exceptions près.
Avec « Haemoo » un nom peut se voir ajouter à la liste : celui de Shim Sung-Bo. Ici réalisateur pour son premier film il n’en demeure pas moins un des acteurs majeurs de ce renouveau car il était il y a maintenant dix ans co-scénariste sur « Memories of Murder » le chef-d’œuvre de Bong Joon-Ho, qui quant à lui, se retrouve sur ce projet producteur et co-scénariste. Inversion des rôles donc.
Pour son premier film en tant que réalisateur Shim Sung-Bo frappe un grand coup avec un long-métrage plein de ressources et qui semble bien plus maitrisé que certains films de réalisateurs français expérimentés. Le film est par ailleurs le candidat coréen à l’Oscar du meilleur film en langue étrangère, rien que ça.
L’histoire commence en 1998 alors que la Corée du Sud subit de plein fouet la crise économique. Le « Junjin » est un chalutier vétuste qui rentre de mer la cale vide suite à un problème de machinerie. Son capitaine, Mr Kang (Kim Yoon-Seok) en phase avec la précarité de sa profession se voit proposer le rachat de son rafiot par l'Etat. Il est contre et se voit proposer une mission par un officiel local corrompu. Celle de transporter des clandestins coréens de Chine jusqu’en Corée du Sud. Le capitaine Kang plus attaché à son bateau qu’à sa femme qu’il surprend en plein adultère, accepte malgré les craintes de ses cinq matelots. L’abordage se déroule sans accroc mais les choses tourne mal à la suite d’un terrible accident.
Le film est adapté d’une pièce de théâtre à fort ancrage social puisqu’elle même tirée d’un fait divers survenu en 2001. L’équation de base ne présage rien de bon quant à la suite des évènements. Cette proximité d’âmes en peines sur un petit rafiot au beau milieu de la mer ne peut qu’amener les choses à mal tourner. Et elles tournent mal à la suite d’un accident qui survient de la plus choquante et dramatique des façons. Le film va dés lors prendre une toute autre tournure et sombrer dans l’horreur. Ce basculement dans le thriller va grimper crescendo, et ainsi élever le film à travers une qualité d’écriture scénaristique rare réussissant à jongler entre une douzaine de personnages qui ne demeurent pas de simples archétypes. Il y a là devant nous des personnages travaillés et ambigus très bien interprétés à l’image du capitaine Kang (Kim Yoon-Seok qui n’en finit pas d’impressionner) se transformant au fil des minutes en une bête capable des pires atrocités pour lequel nous arrivons à éprouver une légère empathie face à la noblesse de son geste de départ, soit d'accepter cette dangereuse mission afin de racheter son navire et continuer à fournir du travail à son équipage. C’est là que l’on peut penser à Fargo, et la façon dont on peut avoir de l’empathie face à des losers qui se soumettent au crime.
Le film fort de son postulat de départ de drame social classique n’en est pas moins traversé par différents genres aux lourds codes cinématographiques. Tel un équilibriste Shim Sung-Bo passe du film d’action, au film d’horreur pour finir en film catastrophe humaniste, puis remet le cap dans sa toute dernière partie dispensable et prévisible (puisque amené par une phrase d’un des protagonistes), sur le drame initial. On ne voit jamais les attaches qui lie les genres entre eux, et à aucun moment un genre ne vient entraver l’autre, au contraire ils se nourrissent les uns des autres et c’est là la grande force du film. Le réalisateur préférant garder un brin d’optimisme face à la catastrophe se déroulant à l’écran se permet de faire traverser son film d’une romance entre un jeune matelot maladroit et une clandestine. Mais aussi non sans humour, de celle qui lie le capitaine et son navire.
Shim Sung-Bo empreigne son récit d’un lyrisme fort et n’hésite pas à plusieurs reprises à l’imager à l'aide de clins d'oeil à de grands tableaux tel « Le Radeau de la Méduse » de Géricault ou « La Création d’Adam » de Michel-Ange. D’une certain façon chaque membre de l’équipage pourrait à lui seul représenter une facette de l’être humain : l’envie pour l’un, la passion pour l’autre, la compassion pour le chef des machines, le pragmatisme, l’idéalisme de la jeunesse pour le personnage de Dong-Sik seule trace d’humanité restante à bord.
Suite au terrible incident, la camaraderie de l’équipage qui nous avait été présenté lors de l’introduction du film lorsqu’on voyait ses membres s’afférer à leurs tâches quotidiennes, va alors être mis à mal. La réalisation évolue de manière logique se rapprochant au plus près de ses personnages, le cadre les prenants en étaux et les isolants entre la noirceur de la mer, celle du ciel et la personnification du bateau. Tout s’épaissit, le brouillard du titre survient. Le "Junjin" se retrouve enveloppé et avec lui le cœur et l’âme de ses occupants, les faisant sombrer les uns après les autres dans la folie. La caméra portée donne alors un sentiment d’urgence d’échapper à un lieu dont nul ne le peut.
Après avoir éclairé « Typhoon » et « Phantom » le travail du directeur de la photographie Hong Kyung-Pyo est une nouvelle fois remarquable.
Par ailleurs, la bande originale composé par Jung Jae-Il ne vient jamais submerger les séquences préférant les accompagner avec intelligence.
Le film s’avère être un conte social moderne à la fois émouvant, angoissant, faisant preuve d’une réelle complexité morale , parfois imprévisible mais toujours divertissant. Il est probable que l’humour absurde typiquement coréen qui survient à plusieurs reprises dans le film va probablement en déranger plus d’un. Mais c’est là l’humour proche de la tristesse propre à la vie. Haemoo n'en demeure pas moins un film au travail remarquable. Il nous transporte, dérive, comme le monde dont il dresse le portrait. Plongé dans le noir.