Si J’Accuse a fait couler beaucoup d’encre, ce n’est, semble-t-il, pas tant en raison de sa valeur intrinsèque que pour ce qu’il représente dans le paysage culturel et médiatique, soit un film relatant d’une erreur judiciaire réalisé par un homme lui-même victime d’une défaillance de la justice. En effet, dans les deux cas, le procès était le prétexte à une condamnation-spectacle destinée à susciter la haine envers le coupable (Polanski) ou le suspect (Dreyfus). Et c’est cette dimension spectacle de la justice qu’interroge le film, un spectacle qu’il prend soin d’assombrir, de maculer de taches, saisissant parfaitement une époque marquée par la décadence. La fin de siècle est à l’image du bureau dans lequel travaille Picquart une fois promu lieutenant-colonel : un espace clos muni d’une fenêtre qui ne s’ouvre pas. Les lieux sont confinés, ça pue le renfermé, on y étouffe. C’est là pourtant que gît la vérité, écrasée sous une omerta institutionnalisée telle la cigarette, en gros plan, dans le cendrier. Le corps est plein de pustules et convulse dans son lit, le visage est gonflé d’obésité, les barbes et les moustaches collent à la peau, sales souvent. Roman Polanski compose une œuvre gangrenée, souffrant des mêmes maux que le microcosme militaire et, plus largement, que la société de la fin du XIXe siècle. Face à elle se dresse Picquart, toujours impeccable sur lui, droit et soucieux de « faire son devoir » : il incarne la rigueur, la soumission à la justice tant que celle-ci se subordonne à la vérité des faits. J’Accuse prend ainsi la forme d’un thriller paranoïaque où le surveillant se retrouve surveillé, où l’innocent devient coupable, où les preuves apparaissent et disparaissent, sont publiées ou falsifiées. La partition musicale signée Alexandre Desplat, en retrait, n’intervient qu’à de rares occasions et marque la marche de l’Histoire : la répétions d’une même note a quelque chose de machinal et semble traduire musicalement le rythme de l’imprimerie qui immortalise, noir sur blanc, l’évolution du procès. J’Accuse est donc, avant toute chose, un film d’ambiance, une immersion dans la décadence ainsi que l’acte de foi que place le cinéaste dans le rétablissement de la vérité et son triomphe final, coûte que coûte. Cette qualité ne doit pas toutefois divulguer les nombreuses disgrâces dont pâtit le film : si sa photographie est soignée et bénéficie d’un beau travail de la lumière, le recours au filtre sépia confère à l’une des séquences une impression de fausseté et d’amateurisme, de même que les fonds verts, surtout à la fin du long métrage, s’insèrent mal avec les prises de vue réelles, donnant lieu à une image hideuse. La direction d’acteurs, souvent excellente, demeure inégale : Jean Dujardin impressionne et trouve là l’un de ses meilleurs rôles ; on ne peut pas en dire autant d’Emmanuelle Seigner dont les dernières scènes frôlent la caricature ou de Melvil Poupaud, guère convaincant en Fernand Labori dont il exagère les traits et la diction. Certaines approximations verbales sont également dommageables, notamment l’emploi du verbe « réaliser » pour « se rendre compte », fléau contemporain issu de la langue anglaise mais encore inconnu de la langue zolienne. Des disgrâces pour un film qui traite de la disgrâce, dirions-nous. Il n’empêche qu’elles désamorcent en partie la virtuosité de J’Accuse, virtuosité essentiellement tonale – le film figure fort bien la décomposition d’une société par le prisme de l’institution militaire.