Attendant impatiemment - ou non - que cette critique surfe sur les polémiques diverses et variées concernant son réalisateur sujet à la controverse, toi, lecteur, seras heureux d'apprendre que le rédacteur de ces modestes lignes n'en fera mention au-delà. Celles-ci semblent toutefois nécessaires compte tenu de l'ampleur de la polémique entourant la sortie du film. Cependant, il n'importe guère de s'étendre sur la question en cet instant précis puisqu'il s'agit ici de critiquer son nouveau film ; nouveau film qui, de plus, est un objet cinématographique fort intéressant.
Tout le monde a plus ou moins connaissance de ce qui s'est avéré être une des plus grosses iniquités du siècle dernier : Alfred Dreyfus, officier juif dans l'armée française, aurait prétendument délivré des documents secrets à l'Empire allemand dans un contexte particulièrement propice à l'antisémitisme. Suite à ces suspicions, il fut condamné pour espionnage et intelligence avec l'ennemi en 1894 suite à l'enquête du Général Picquart, persuadé de sa culpabilité et de sa trahison envers l'État.
C'est ainsi que débute «J'accuse» : par le déshonneur, par l'humiliation en place publique d'un homme parfaitement innocent. Drôle de mise en scène compte tenu du réalisateur derrière ses images : par cette scène d'exposition, Polanski ne se mettrait-il pas en scène lui aussi? à méditer. Dans tous les cas, cet incipit brillant nous plonge adroitement dans cette atmosphère grisâtre et particulièrement froide, triste reflet du sort réservé à Dreyfus qui ne fut aucunement épargné durant toutes ces années de conflit. Conflit qui fut incarné par une figure majeure de l'armée : Picquart, fraîchement nommé en tant qu'investigateur en chef contre Dreyfus, conduisit ce dernier tout droit vers son funeste destin. Et la prison. Mais, à la découverte du «petit bleu», doublé par sa persévérance sans faille, Picquart se rendit compte de l'innocence de l'accusé et voulut rétablir la vérité à son sujet. Mais à quel prix? S'en suivit un affrontement politique qui s'étala durant plus de douze années.
Le long-métrage fait le choix de s'attarder sur le personnage incarné avec brio par Jean Dujardin. Ce choix narratif est logique puisque Picquart est le personnage central du film, tout comme il l'a été durant toute l'affaire. Un personnage pivot qui incarne la fierté et les convictions mais aussi le doute et la remise en question. Sa limite se trouve cependant au fait que le long-métrage s'attarde peut-être trop lourdement en remontant trop loin dans les origines du personnage, ancrant dès le début le long-métrage dans une petite lourdeur malvenue. Le calme avant la tempête...
Personne n'était vraiment prêt pour une telle tension narrative, le tout sur les notes graves d'une nouvelle bande originale magistrale par Alexandre Desplat - qui signe assurément sa meilleure composition de ces dernières années. Les séquences de dialogues, d'enquête, de tribunal s'enchaînent avec une fluidité impressionnante et nous laisse abasourdis quant à l'inaction de l'armée et de ses généraux à cette époque, prête à nous pour ne perdre un semblant de crédit. Les personnages révoltent, agacent, nous questionnent nous-même sur la condamnation si rapide d'un innocent. Voilà tout le propos du film : comment une telle condamnation a-t-elle pu être permise avec si peu de preuves? Le long-métrage est doté d'une grande force car il résonne encore aujourd'hui, les institutions judiciaires françaises jugeant à tour de bras des dossiers devenus trop nombreux. Nous assistons, impuissants, à une négligence invraisemblable, qui, cependant, continue de perpétuer de nos jours. Encore une fois, l'âme du réalisateur traverse le film, sans pour autant y faire le lien directement. Mais ne nous y trompons pas : le réalisateur désormais âgé de 86 ans ne met pas en scène ce métrage pour rien.
Les règles morales bafouées, la honte et le dégoût passés, l'Homme reste cependant au cœur du récit. Comme dit ci-dessus, le métrage s'attarde sur Picquart et son enquête «retour-en-arrière» afin d'établir la vérité vraie concernant l'affaire, sur la remontée de l'affaire jusqu'aux mains de Émile Zola qui publia dans l'Aurore son fameux article, article éponyme du film. Mais il est également question du principal intéressé : Dreyfus lui-même, incarné par un Louis Garrel transcendant, bouleversant, terrassant d'émotions l'écran à chaque fois qu'il y apparaît. Une telle force d'incarnation tient du génie. Ce qui n'est en revanche pas le cas pour Emmanuelle Seigner qui frustre, compte tenu de son talent, son rôle de petite femmelette assez énervante ne lui rendant pas forcément hommage. À noter cependant que toutes les autres interprétations sont de haute volée.
Enfin, dans un élan de satisfaction extrême, le long-métrage se conclut brutalement : le bonbon était trop savoureux pour durer éternellement. Il en résulte néanmoins un long-métrage complet, strident et très soigné sur cette affaire qui bouleversa la République Française en son temps et qui continue à passionner. Un formidable hommage humain pour ce qui se révèle être sans doute le dernier film de son réalisateur. Par ailleurs, l'âme de Polanski flotte à travers le long-métrage, que ce soit à travers ses personnages, la composition de ses cadres, sa manière si particulière de faire ses films, sans pour autant s'y imposer totalement. La patte du réalisateur y est mais son esprit et ce qu'il tente de retranscrire à l’écran de son histoire personnelle reste au second plan afin de ne pas alourdir et vulgariser le récit.
Pour conclure, les fervents défenseurs du réalisateur et les plus ouverts d'esprits considéreront à sa juste valeur ce long-métrage d'une très grande qualité. Les autres, voilés par des convictions trop fortes - non négligeables pour sûr, le trouveront moins qualitatif. Cette altération du jugement du métrage est plus que dommageable compte tenu de la qualité que propose «J'accuse», un grand film historique, aussi accablant, nerveux que formellement brillant dans son analyse et dans sa narration. À voir sans hésitation aucune.
16/20