Le sujet de l’affaire Dreyfus n’avait curieusement été évoqué jusqu’à présent que dans un nombre restreint de films. Il en est question, par exemple, dans La Vie d’Émile Zola (1937) de William Dieterle. Il y eut aussi un téléfilm d’Yves Boisset en 1995. Pas grand-chose d’autre, si ce n’est, tout de même, un court-métrage de Georges Méliès qui, en 1899, se prononçait clairement et courageusement en faveur du capitaine injustement condamné. Un tel sujet ne pouvait pas manquer cependant, un jour ou l’autre, de faire l’objet d’un grand film et c’est, sans aucun doute, le cas aujourd’hui.
Roman Polanski ne se contente d’ailleurs pas de reconstituer méticuleusement quelques grands moments de l’affaire en question, avec un souci des moindres détails qui force l’admiration, mais il opte pour un point de vue qui n’a rien d’anodin, puisque c’est celui de l’homme à cause de qui (ou grâce à qui) il y eut, à proprement parler, une affaire Dreyfus. Sans cet homme-là, sans le colonel Marie-Georges Picquart, magistralement incarné à l’écran par Jean Dujardin, il est fort probable que l’injuste condamnation du capitaine Dreyfus (interprété par Louis Garrel) n’aurait pas eu de retentissement autre qu’éphémère et n’aurait pas provoqué de scandale.
Ce point de vue est d’autant moins banal que cet homme n’est pas dénué, loin s’en faut, des préjugés de son temps, allant jusqu’à professer, quand l’occasion s’y prête, des convictions antisémites. Or c’est ce même individu qui, promu chef de la section de statistiques du renseignement militaire, acquiert, en examinant un certain nombre de documents, la certitude que le capitaine Dreyfus est innocent du crime de haute trahison pour lequel il a été condamné et déporté sur l’île du Diable (où l’on va jusqu’à lui mettre les fers aux pieds, alors qu’il est impossible de s’évader d’un tel lieu). De plus, non seulement Picquart peut prouver l’innocence de Dreyfus, mais il débusque le véritable coupable en la personne du commandant Esterhazy.
Les preuves sont largement suffisantes, mais elles embarrassent l’État-Major, autrement dit les hauts gradés qui n’ont pour seul souci que de protéger l’institution dont ils sont les représentants. Une telle préoccupation est d’ailleurs partagée par la plupart des militaires, pour qui seule compte l’obéissance aux supérieurs, même si c’est au prix d’une injustice et d’un mensonge. C’est le cas, en particulier, du commandant Henry (Grégory Gadebois) qui apparaît, à l’écran, comme l’exact opposé de Picquart. Pour l’un, seuls comptent l’obéissance aux ordres et la protection de l’institution, alors que pour l’autre, c’est la recherche de la vérité qui l’emporte sur toute autre considération. Dans cette perspective, même si Picquart reste encombré de préjugés antisémites, malheureusement partagés par beaucoup de ses contemporains, il s’impose comme une figure exemplaire. Bientôt rejoint dans son combat par plusieurs personnalités, dont Georges Clémenceau et, bien sûr, Émile Zola, il n’a de cesse, même au risque de sa propre sécurité, de faire éclater la vérité au grand jour.
Les sinistres cris de haine antisémite que la foule, rassemblée le jour de la dégradation militaire de Dreyfus, éructait éhontément n’ont malheureusement pas fini de se faire entendre. Des enragés de même espèce vandalisent des magasins et brûlent les livres de Zola après qu’il ait fait paraître son fameux article dans L’Aurore. Néanmoins, sans qu’il soit nécessaire de parler d’héroïcité, ce qu’évite le film de Polanski, on ne peut qu’être impressionné par la conscience morale d’un homme comme Picquart, tout comme on ne peut qu’être choqué par la malhonnêteté des chefs militaires. Le petit monde étriqué, sale, empuanti, que découvre Picquart quand il est nommé aux renseignements militaires en dit long sur l’état de délabrement, physique et moral, d’une certaine France de ce temps-là. Roman Polanski a parfaitement réussi à le recréer, tout comme il nous interpelle, qui que nous soyons et quelle que soit l’institution dont nous sommes les membres. Quelle est notre préoccupation première ? La sauvegarde de l’institution, quel que soit le prix à payer ? Ou la passion de la vérité, même quand elle fait vaciller l’institution ?