"D'après une historie vraie". On connaît tous "l'affaire" (du nom du livre exceptionnel que lui avait consacré Jean-Denis Bredin) : comment le capitaine Alfred Dreyfus a été accusé, sur la base d'un "bordereau" retrouvé dans la poubelle de l'attaché militaire allemand à Paris, d'intelligence avec l'ennemi, comment il a été jugé en cour martiale, dégradé dans la cour de l'Ecole militaire par un froid matin d'hiver (que Polanski reconstitue avec un soin maniaque), comment il a été déporté sur l'île du Diable au large de la Guyane.
On sait aussi que Dreyfus n'était pas l'auteur du fameux bordereau rédigé en fait par le commandant Esterhazy mais que l'Armée s'est longtemps refusée à l'admettre, s'opposant à la réouverture du dossier.
On sait enfin que l'affaire a clivé la société française entre dreyfusards et antidreyfusards, les premiers, souvent antisémites, estimant que le respect dû à l'institution militaire devait tout primer, alors que les seconds, ralliés derrière Emile Zola et son célèbre "J'accuse" publié dans "L'Aurore" en janvier 1898, menaient un combat victorieux pour innocenter Dreyfus au nom de la vérité contre la raison d'État.
C'est cette historie archi-connue que raconte Roman Polanski dans un film très attendu qui a reçu à la Mostra de Venise le Grand Prix du jury. Les polémiques qui entourent son réalisateur ne facilitent pas sa réception. Autant je suis gêné des appels aux boycotts qu'on entend ici ou là, autant je suis embarrassé par le thème de ce film et par les parallèles hasardeux que Polanski ou ses avocats (à commencer par Pascal Bruckner) esquissent entre Dreyfus condamné, quoiqu'innocent, à la vindicte populaire et le réalisateur polonais recherché par la justice américaine pour des faits d'abus sexuel sur mineur commis en 1977 en Californie.
Essayons de s'abstraire de cette polémique bruyante et de juger le film pour ces qualités intrinsèques.
C'est là que le bât blesse.
Polanski transforme l'Affaire Dreyfus en BD façon Tintin. On y suit le colonel Picquart, cet officier qui, en découvrant les preuves de la culpabilité de Esterhazy, a permis d'innocenter Dreyfus. Le film se compose de deux parties distinctes : la première est une enquête policière menée tambour battant qui se conclut par la découverte de l'auteur du fameux bordereau, la seconde est un procès au dénouement plus ambigu. Le problème est que le scénario ne prend aucun recul, ne montre jamais ce qui était en jeu dans "l'affaire" et pourquoi elle a traumatisé la IIIème République. À trop s'attacher aux faits, Polanski rate l'essentiel : le combat de la raison d'Etat contre la justice.
Pour filmer cette histoire, Polanski convoque une impressionnante galerie d'acteurs. Jean Dujardin endosse le rôle du colonel Picquart ; mais, mal dirigé, il ne réussit pas à faire oublier le charme et l'ironie de son personnage d'OSS 117. Dès que son oeil frise, on imagine qu'il va décocher un trait d'humour. Louis Garrel est beaucoup plus convaincant dans le rôle d'Alfred Dreyfus - qui était en fait, à rebours de l'imagerie construite autour du bagnard de Guyane, prétentieux et raide. Comme devant la cérémonie des Césars, on se plaît à reconnaître tour à tour Matthieu Amalric, Denis Podalydès, Melvil Poupaud, Gregory Gadebois, Vincent Perez, Michel Vuillermoz…. On dirait que la totalité de la Comédie française s'est délocalisée sur le plateau du tournage. Le casting est désespérément masculin et il a fallu à Polanski gonfler l'importance du personnage de Pauline Monnier, la maîtresse de Picquart, pour trouver un rôle à sa femme, Emmanuelle Seigner, quasiment de tous ses films depuis "Frantic" en 1988.
Pendant plus de deux heures, on ne regarde pas sa montre ; car l'histoire est riche en rebondissements. Mais on sort de la salle pas vraiment convaincu par cette mise en scène ultra-classique sur un scénario ultra-connu. Un peu le même sentiment qu'à la découvert des "Dix Commandements" de Cecil B. de Mille