Scène d’ouverture. Une caméra extrêmement rapprochée des corps des interprètes qu’elle filme, un train-train technique usuel et surtout sensuel, une nouvelle interprétation d’une oeuvre de Tchekhov, un accident, un titre, un choc. Des acteurs, des vrais, sublimés par une mise en scène entraînante car très maîtrisée, réussie car qui sait faire percer de l’émotion, en nous, spectateurs, jusqu’à faire jaillir de notre pétrole le plus clair et le plus précieux. Des larmes de joie, qui gravissent dans le sens contraire nos joues rocheuses, et qui vont finir par hydrater nos mains rendues déjà bien moites grâce aux interprétations et à leur commune intensité. Il n’y a pas à dire : ces « Ogres », si chers à Fehner, sont résolument la pointe de sel qui aide le film à gravir la pente aux étoiles, celle qui fait chavirer nos coeurs et nous fait dire que l’oeuvre en question qu’on observe depuis un bon quart d’heure est exceptionnelle. C’est une poursuite à travers les routes d’une troupe d’intermittents du spectacle, des gens comme vous et toi, non pas alimentés par l’info continu mais par une passion qui les anime et qui les déchire. Une rage qu’ils n’ont pas besoin de transmettre à des descendances, propres ou étrangères, et qui n’a aucunement besoin d’être enseignée lors de longs cours dont on ne voit guère le bout. C’est sur le coup, un déchaînement de la personnalité instinctif et direct, qui peut se prolonger des heures et des heures et ce malgré une fatigue quelconque mais assommante. On peut voir ici une suite de séquences déchirantes, qui varient entre émotion et rire, et c’est ainsi qu’on se laisse entraîner, de représentation en représentation, d’acte en acte, par les prestances des interprètes et par ces personnalités en constante évolution, entre joies et souffrances. Ou voir l’excellent Marc Barbé de retour dans un rôle qui lui convient, trois années après sa présence dans « La Religieuse ». Ou même le fait de voir une bande d’acteurs qui se complètent parfaitement et qui savent ce qu’ils font. Dont une Adèle Haenel qui a eu le talent de choisir gracieusement son rôle, une fois de plus. il y’a comme une fraîcheur et un ton de liberté, une aura particulière qui produit en nous une affection immense en ces personnalités détonnantes, qui sortent du contexte imposé par la société. Fehner parvient aussi bien à nous faire vivre des passages d’une complicité intime touchante que des moments de déconnade avec, souvent comme but, la réconciliation après la dispute. Car des disputes, il y’en a, oh oui : tout au long de l’oeuvre elles sont éparpillées et sont synonymes de souffrances personnelles, de ce petit rien présent dans une personnalité et qui la fait s’écarter impunément du groupe, d’une peine plus grande que l’âme qui fait crier, souffrir, et pleurer… Fehner est une réalisatrice très douée, prometteuse, qui parvient à rendre justes ses plans. Et qui parvient en même temps à nous faire vivre un tourbillon de sensations prolongées durant deux heures et demi. De ce début d’année, c’est l’un des films qui sort le plus du lot. Et l’un des plus réussis.