A force de fréquenter le cinéma "de divertissement" à l'américaine, de se soumettre à sa suprématie commerciale, on risque d'oublier qu'on n'a affaire là qu'à l'une des formes du 7ème Art, et certainement pas la plus humaine ni la plus généreuse. Un film comme "les Ogres" permet de se souvenir qu'on peut raconter (qu'on a en fait raconté pendant longtemps) d'autres histoires, et qu'on les a racontées de manière différente, plus physique, plus... charnelle. De se souvenir qu'on peut nous faire rire, pleurer, réfléchir sans sacrifier au "scénario-tout-puissant", et à tous les codes auxquels tout le monde semble adhérer désormais. "Les Ogres" est de fait une superbe expérience émotionnelle, qui prend d'abord la forme du chaos avant de circonscrire les "zones de guerre" qu'il veut traiter : d'abord la fidélité et l'amour, puis très vite la famille et la paternité. Et puis l'Art, bien sûr, ici à la confluence du théâtre de Tchekhov et du cirque itinérant. Quelque part à équidistance de Pialat, Cassavetes et Fellini, avec un petit quelque chose de la déraison tzigane de Kusturica, Léa Fehner construit son film comme une expérience de vie, quasi politique - la communauté comme alternative viable - qui est aussi une expérience de cinéma : il s'agit de réapprendre à regarder et à ressentir sans être guidés par la mise en scène, le montage, la musique (s'il y a de la musique dans "les Ogres", c'est qu'elle est jouée par des personnages...). Très vite, le spectateur est absorbé par la petite troupe bruyante et sauvage, et partage ses joies et ses peines. Puis se révolte devant l'autorité et l'impuissance de ces deux pères autour desquels tourne le récit, et dont les limites vont mettre en péril l'équilibre fragile (financièrement et humainement) du théâtre. Les larmes vont couler comme la vodka, les corps et les cœurs seront meurtris, certains quitteront le navire, mais à la fin, heureusement, la Vie continuera. Et le spectacle aussi. Et nous émergeons des "Ogres" épuisés par ce combat tellement physique auquel nous avons eu le sentiment de participer, mais chantant en chœur avec des personnages qui, en deux heures, sont devenus nos amis. Notre famille, presque. Et si "les Ogres", film souvent excessif, était aussi un grand film ?