Il y a des films comme ça qui irradient l'écran en un rien de temps et qui dévorent tout sur leur passage sans laisser au spectateur le temps de souffler. "Les Ogres", deuxième long-métrage réalisé par Léa Fehner ("Qu'un seul tienne et les autres suivront"), est de ces films là. On y entre par la grande porte, celle du chapiteau d'une troupe de théâtre itinérante jouant du Tchékhov et on se laisse aller dans cette ronde de personnages pour s'y attacher avec l'envie viscérale de ne plus jamais les quitter. Les Ogres du titre, ce sont tous les membres de la troupe Davaï. Des gens comme on les aime au cinéma : bruyants, excessifs, drôles, fragiles. Ce sont des gens qui aiment avec maladresse, qui ont du mal à conjuguer leur ego, leur travail et leurs relations amoureuses, des gens qui ne savent pas surmonter les fantômes du passé. Léa Fehner nous les offre tels qu'ils sont, entiers et imparfaits, bravaches et passionnés, égoïstes et insolents. La réalisatrice qui a bien connu ce milieu du théâtre itinérant qui l'a vu grandir insuffle donc son expérience au film, offrant au passage des rôles à ses parents et à sa sœur. Des inconnus du cinéma qui viennent se mêler ici au charismatique Marc Barbé et à l'étincelante Adèle Haenel. L'équilibre du film est formidable, parvenant à faire exister aussi bien les individus que le collectif au sein d'une durée de 2h24. 2h24 qui ne sont pas sans quelques petites longueurs mais qui passent néanmoins à la vitesse d'un éclair. Dans la danse organisée par Léa Fehner et Julien Poupard, son chef opérateur, l'ennui n'a pas sa place. Tout y est rythmé, que ce soit la mise en scène, frénétique ou les émotions, complexes. On passe du rire aux larmes, du bonheur à la mélancolie en un clin d’œil sans jamais quitter les personnages. On entrevoit tout d'un coup : leurs fêlures, leurs faiblesses, leurs qualités, leur amour. C'est ce tout qui rend "Les Ogres" si passionnant. L'impression d'avoir sous nos yeux un film complet auquel il ne manque rien, une œuvre aboutie sans cesse surprenante (la mise en scène épouse l'énergie de ses personnages), brassant des tas de thèmes universels. Impossible de ne pas se reconnaître en ces personnages que l'on découvre, impossible de ne pas avoir envie de crier avec eux ce désir de liberté plus fort que tout, cette envie folle de vivre tout à cent à l'heure. Inclassable, imprévisible et survolté, "Les Ogres" est de ces films qui ébouriffe et qui fait du bien. On n'avait d'ailleurs jamais vu une telle énergie dans le cinéma français depuis longtemps...