Bienvenue à la troupe du Théâtre Davaï, troupe itinérante qui propose, de lieu en lieu, un spectacle adapté de deux courtes pièces d'Anton Tchekhov, « L'Ours » et « La Noce ». Bienvenue aux comédiennes et comédiens, à chacun des membres de ce théâtre, à ces personnages hauts en couleur qui, dès la première scène de ce film-fleuve, emportent irrésistiblement le spectateur dans la ronde effrénée de leur passion ! Chez ces gens-là, on ne parle pas, on crie, on chante, parfois on murmure ou on se confie, le plus souvent on gueule et on s'engueule ! Tout est comme emporté par un torrent d'énergie dont on se demande où il prend sa source.
« Davaï », qui veut dire en russe « Vas-y ! », convient parfaitement à la frénésie des personnages ainsi qu'à la formidable mise en scène de Léa Fehner. Pas de temps mort, on avance, on avance, même quand les personnages trébuchent et chancellent. Il faut dire que la réalisatrice connaît son sujet : ce sont ses propres parents, François et Marion, qu'elle met en scène. Pourtant, et même si, de fait, ces derniers dirigent une structure théâtrale itinérante depuis plus de vingt ans, on n'a pas affaire à un simple documentaire, mais à un film mixant subtilement et intelligemment le réel et la fiction. Cela participe d'ailleurs à la fascination qu'exerce ce film que de ne pas toujours savoir ce qui relève de l'un ou de l'autre.
Ce qui interpelle et dérange le plus peut-être, c'est de découvrir à quel point il est difficile, voire impossible, de conserver un minimum d'intimité quand on est membre d'une troupe de cette sorte. Si les comédiens se donnent en spectacle sur la scène, ils le font aussi les uns pour les autres : leur vie entière est spectacle. Tout se donne à voir, rien ne peut rester longtemps dissimulé. Quand François fait appel à une ancienne amante pour remplacer une comédienne blessée et que Marion crie sa souffrance et sa peine, tous les autres membres de la troupe en sont les témoins. De même quand Mr Déloyal (Marc Barbé) éructe son mal de vivre, lui dont la nouvelle et jeune compagne, Mona (Adèle Haenel), est enceinte. Ou encore quand la fille de François et Marion (Inès Fehner) fait part à son père de sa souffrance et de son amertume, tant elle est meurtrie d'être méprisée par ce dernier.
Cette mise à nu de chacun, cette mise en commun de toute vie et de tout sentiment, c'est à la fois ce qui fait la force et la faiblesse de la troupe et c'est aussi ce qui provoque en elle de rudes débats. Que faire quand un des membres commet une faute grave ? Que décider quand il est question de présenter des excuses à cause de la faute d'un seul ? Est-ce le groupe entier qui les présentera ou bien le seul fautif ? François a beau diriger le théâtre d'une main ferme, les discussions n'en sont pas moins vives et tournent vite à l'engueulade. Tantôt mise à mal, tantôt renforcée dans l'épreuve, la cohésion de la troupe donne lieu aussi à des instants de grâce teintée d'humour : ainsi à l'hôpital où Mona accouche d'un bébé aussitôt doté d'une troupe de papas !
Ce n'est sans doute pas un hasard si la réalisatrice a choisi de faire jouer des pièces de Tchekhov au théâtre Davaï. Les comédiennes et les comédiens qui le composent sont des personnages tchekhoviens en effet, non seulement sur la scène mais dans la vie.Joyeux, dévorant la vie comme des ogres, toujours prompts à la dispute et à la réconciliation, il cachent bien mal leur indomptable mélancolie. Sous les rires, les chants et les éructations affleurent des multitudes d'angoisses et, parfois même, des désirs de mourir.
Mais davaï, « allons-y », il faut continuer la route, monter et démonter et monter à nouveau le chapiteau. Et chanter malgré tout, chanter encore lors d'une sublime scène finale qui emporte et fait chavirer le cœur du spectateur. Une troupe d'ogres, la troupe du théâtre Davaï ? Oui, mais d'ogres qui n'en sont pas moins très très humains : des ogres agaçants et attachants et pleins de fêlures comme des humains ! 9/10