Avec Seuls, la BD franco-belge retrouve de manière inespérée ses lettres de noblesse au cinéma
À chaque annonce d’adaptation d’une BD au cinéma, on ne sait plus trop quoi dire ni quoi faire. Sauter de joie ou pleurer jusqu’à la fin de nos jours de bédéphiles-cinéphiles. Il faut dire que les films européens récents ne plaident pas vraiment en la faveur de la rencontre du Septième et du Neuvième Arts, creusant toujours plus profond, sauf rares exceptions. Mais, de temps en temps, on a envie d’y croire. C’était le cas au fur et à mesure du teasing opéré autour du film Seuls de David Moreau, adapté du premier cycle série best-seller de Fabien Vehlmann et Bruno Gazzotti. Y croire, on a bien fait, car le résultat est bluffant et donne un film français mutant et passionnant.
Entre l’hôpital où son frère est plongé dans un coma inconsolable et la télé comme seul refuge, c’est peu dire que Leïla (Sofia Lesaffre) ne respire pas vraiment le bonheur et le seul but qu’elle s’est fixé est de prendre la place de son frère dans la course de karting qu’ils s’étaient jurés de gagner. Il y a aussi le stand de tir de la foire toute proche pour lui mettre un peu de baume au coeur, maigre consolation. Une éclaircie très vite éclipsée quand, un beau matin, elle se réveille seule dans sa maison. « Maman, maman« , elle a beau crier, s’énerver, rien n’y fera, elle est désespérément seule. Et, dans la rue, tout s’est arrêté. Les voitures sur l’autoroute, le bruit, la vie. Et la désagréable impression de se retrouver seule passagère d’une image figée.
Pourtant, Leïla va très vite être rejointe par Terry (Jean-Stan du Pac) et Camille (Kim Lockhart), puis par le taiseux Dodji (Stéphane Bak). Le solo devient quatuor puis quintet avec l’arrivée d’Yvan (Paul Scarfoglio) au prix d’une grosse frayeur. Mais peut-être y’a-t-il encore d’autres enfants-ados dans cette cité fantôme ? Assurément et pas forcément bien-intentionnés. Les cinq survivants vont très vite s’en convaincre au fil de leurs pérégrinations, apprenant à laisser l’agréable (les belles et puissantes cylindrées) pour mieux profiter de l’utile et de la protection (un fourgon blindé), se méfiant de tout. Car le pire peut surgir de tous les côtés. Tout comme cette brume incandescente qui limite le paysage.
D’emblée, il n’était pas franchement évident d’adapter une série comme Seuls. D’autant plus que se celle-ci est toute récente (2006), elle est très vite devenue un phénomène et un incontournable, réunissant enfants et adultes autour de son univers tentaculaire. Sans doute, convenait-il du coup de résister aux sirènes du business et du casting bankable. Mais aussi de ne pas se laisser happer par l’imaginaire de Vehlmann et Gazotti et d’en sortir sa propre vision des événements décrits dans la bande dessinée. Par-dessus tout, il fallait un réalisateur dont les ressources lui permettraient d’être ambitieux, voire visionnaire. Et David Moreau était ce gars-là.
Car s’il a connu un succès mérité avec la comédie 20 ans d’écart (avec Pierre Niney et Virgine Efira), le quadragénaire s’est d’abord illustré, avec Xavier Palud, dans le genre mal-aimé qu’est le film d’horreur à la française (Ils). Mais aussi à l’Hollywoodienne avec The Eye (avec Jessica Alba, tout de même). Des films qui faisaient déjà preuve de savoir-faire et de maîtrise, d’une vision d’auteur. David Moreau attendait son heure, entendant bien mettre tout le monde d’accord.
Et il semblerait que le réveil a sonné dans un monde fait de solitude et de mystère. Dès le début, Seuls marque les esprits dans une atmosphère stressante (qui ne va en rien régresser tout au long de l’heure et demie de film) et suffocante. Et ceux qui avaient peur, parce qu’ils avaient lu la BD, que l’effet de surprise ne joue plus sur grand écran, peuvent remiser leurs appréhensions. Bien sûr, l’intrigue n’a pas été dénaturée (et ça, c’est déjà formidable). Mais elle innove aussi, apportant de nouveaux éléments et la force du cinéma à son service. Une force forcément différente de la puissance graphique dégagée par un Gazzotti, mais qui a la bonne idée de ne pas la décalquer et de s’en émanciper. Ainsi, les moments de bravoure mémorable de la BD ne sont pas les mêmes que ceux du film, de quoi empêcher la déception et forcer la (re)découverte. David Moreau, aussi scénariste, a fait oeuvre de sélection. Et dans sa réalisation, on est resté scotché.
Scotché car Seuls évite aussi la dynamique du film pour enfants et ados un peu gaga. Cette adaptation retrouve la dynamique de l’oeuvre originale ne se privant ni des adultes, ni des enfants. Les héros sont d’ailleurs un peu plus âgés, un peu moins bambins mais pas encore adultes et responsables. Perdus face aux choix qu’ils sont obligés de faire pour survivre, pas infaillibles, toujours mus par la peur et la désespérance. Non seulement ressemblant aux héros qu’ils incarnent (et croyez-nous, ça nous fait terriblement plaisir), les cinq acteurs principaux font corps avec leurs personnages, dans toutes leurs difficultés, leur haine, leur dégoût. Sofia Lesaffre et Stéphane Bak assurent totalement dans la peau des gros bras parfois incontrôlable. Kim Lockhart met toute sa fragilité dans le personnage de Camille. En gamin un peu « bling-bling » et ne se rendant pas compte de la gravité de ce qu’il s’est passé, Jean-Stan du Pac est malicieux au possible. Malicieux, tout comme Paul Scarfoglio capable d’un humour dont lui seul a le secret, mais aussi de quelques crises d’angoisse très comiques (on sait, on ne devrait pas). Car au-delà de l’intense terreur qu’il appuie, Seuls ne néglige pas l’humour et le soigne aux petits oignons, évitant le côté lourdaud de certaines autres adaptations de BD. Dans le rôle du méchant, Thomas Doret (oui, oui, le Gamin au vélo) se transcende et se révèle terriblement inquiétant en tyran totalement hanté par son extrémisme.
Tous ces acteurs en herbe ont leur originalité et le film leur offre une bien belle carte de visite, soulignée par la musique électro-pop de Rob qui y est pour beaucoup dans le supplément d’âme du film. Sans compromis, ni trop gentil, ni trop méchant, le film de David Moreau est une éclatante réussite qui tranche dans un paysage français trop consensuel. Avec du sang, des tripes et une réelle déclaration d’amour à la BD. Une grande entrée en matière, fascinante, de classe internationale, qui laisse espérer le meilleur pour la suite.