"La La Land", un film romantique au pays des rêves qui s’envolent... La comédie musicale de Damien Chazelle mène une réflexion sur les illusions du système hollywoodien. Tout commence par un plan-séquence époustouflant. Un matin, à Los Angeles, un immense embouteillage paralyse l’autoroute. Tout à coup, une musique enjouée et jazzy retentit à la radio. Les gens sortent, se mettent à chanter et à danser sur la route, en une grande chorégraphie collective, virevoltant au milieu des véhicules immobilisés. Ils chantent le début prometteur d’une belle journée où tout un chacun, muni de son talent artistique, attend son heure de gloire. A la fin de la chanson, tout ce petit monde retourne dans sa voiture, comme si de rien n’était : le trafic peut reprendre et le récit démarrer. Dès son ouverture exaltante, le troisième long-métrage de Damien Chazelle ("Whiplash", 2014) réactive un sentiment d’euphorie et de bonheur que seule l’Amérique florissante des années 1950 s’était jusqu’alors montrée capable d’exprimer, en donnant notamment naissance au second âge d’or de la comédie musicale (le premier remontant aux années 1930), genre enchanteur aux couleurs vives, à l’élégance et à la réflexivité duquel il est ici rendu hommage. Contrairement à son modèle canonique, "La La Land" ne raconte pourtant pas la création d’un show de music-hall, mais une histoire typiquement liée aux mythologies de la Cité des Anges : celle d’un miroir aux alouettes aux dimensions d’une ville entièrement vouée au spectacle, et des désillusions qui se cachent sous ses promesses de réussite. Mia (Emma Stone) et Sebastian (Ryan Gosling), deux jeunes gens à l’élégance intemporelle, se rencontrent à plusieurs reprises (dans un embouteillage, dans un bar, dans une fête) et tombent amoureux. Elle sert des cafés aux stars de cinéma et court les castings dans l’espoir de devenir un jour comédienne. Lui joue du piano dans des clubs douteux et des fêtes d’anniversaire, en attendant de composer la musique qu’il aime vraiment. Ils ont 30 ans ou presque, mais la reconnaissance et le succès n’ont toujours pas frappé à leur porte. Ils se sentent presque aussi vieux et dépassés que les arts qui leur font battre le cœur : le cinéma classique pour l’une, le jazz pour l’autre, deux cultures nées et déchues avec le XXème siècle, et dont le XXIème siècle ne retient plus qu’un folklore dévitalisé. Mia et Sebastian se serrent les coudes, s’installent même ensemble, mais comment vivre à deux avec deux rêves si grands, si différents et si peu conciliables ? Question posée, comme le veut l’art de la comédie musicale, en glissant incessamment de passages dialogués en scènes chantées et dansées, les numéros intervenant la plupart du temps comme une extériorisation de l’humeur et des affects des personnages. En s’arrêtant ainsi sur un couple de protagonistes qui n’appartiennent pas vraiment à leur époque, mais se retournent vers un temps révolu, le film prend moins le parti d’actualiser la comédie musicale (comme pouvait le faire la série des "Sexy Dance") que d’en restituer la saveur, la tonalité et les sonorités d’antan. On craint donc, dans un premier temps, que "La La Land" ne soit qu’un duplicata de ses illustres modèles, ce que semble appuyer l’approximation de certains passages, notamment un numéro de claquettes faiblard entre Emma Stone et Ryan Gosling. Avec son séduisant vernis vintage, le film se réfugie d’abord dans une nostalgie décorative et croule sous ses références à l’âge d’or d’Hollywood. Les personnages se prévalent d’une culture qui vire parfois au name-dropping, et Damien Chazelle se donne à travers eux des allures de premier de la classe, récitant son classicisme sur le bout des doigts. Heureusement, le film n’en reste pas là. A mi-parcours, la romance cède le pas à la vie de couple et à ses crispations. Le bagage culturel que les personnages transportent avec eux joue en leur défaveur : c’est un poids, une gêne, un trait discriminant, dans le monde sauvage du show-business qui rejette toute forme de distinction. Le récit confronte alors l’amour des personnages au passage du temps et à l’érosion de leurs espérances, basculant dans une tonalité douce-amère de plus en plus prononcée. Les plus belles scènes du film sont celles qui soulignent le déphasage des amoureux par rapport au règne sans partage du spectaculaire. Lors d’un concert où Sebastian occupe un rôle de claviériste subalterne, Mia, dans la fosse, n’a de yeux que pour lui, perçant du regard la foule qui acclame unanimement le chanteur vedette, au centre de la scène. L’amour, c’est cette élection secrète de l’un par l’autre, qui renvoie le monde entier à son indifférence. La mise en scène de Damien Chazelle, toute d’élégants travellings coulissants, se teinte de monochromes crépusculaires, glisse parmi les lueurs irréelles et les reflets flottants des éclairages citadins. La mélodie navrée que Sebastian porte en lui, et qui a scellé sa rencontre avec Mia, contamine les chansons faussement gaies des débuts pour les entraîner sur le terrain d’une douleur enfouie. Le film ne raconte plus, dès lors, que l’inexorable divergence des deux amoureux, qui ne partageront jamais le même degré de réussite et deviennent de moins en moins disponibles l’un pour l’autre. La comédie romantique et musicale se renverse et révèle le véritable ferment de son énergie sautillante : un indécrottable sentiment de mélancolie. La mélancolie des rêves qui s’envolent, d’une impossible fidélité à soi-même, d’une coexistence illusoire entre la pureté de ses intentions et le besoin de gagner sa vie. C’est à cause de ce bourdon lancinant, de cette dépression latente, qu’il faut chanter et danser toujours plus fort. Ainsi, "La La Land" se révèle moins une comédie musicale qu’une réflexion sur le spectacle hollywoodien et ce qu’il nous cache : cette joie qu’il débite au kilomètre repose en fait sur le désarroi de hordes d’artistes inconnus, cœurs tendres et rêveurs sincères, qui se retrouvent inlassablement broyés entre les rouages insensibles de ses machineries enchantées. Sinon la réalisation (plan-séquence du début juste magnifique) est extraordinaire, le jeu des couleurs sublime, les thématiques complexes (jusqu'où peut-on aller pour réussir, le rêve a une fin...), la bande originale excellente, les décors grandioses, féériques, magiques, extraordinaires, les costumes absolument splendides, l'humour très bien dosé et l'histoire certes simple mais avec des personnages terriblement attachants et magnifiquement interprétés par Ryan Gosling et Emma Stone (qui joue ici le rôle de sa vie et qui livre une prestation absolument phénoménale). D’une belle efficacité, le scénario se joue des facéties du destin et orchestre la rencontre dans un mélange subtil d’humour et de grâce. Impossible pour le spectateur de ne pas être contaminé par l’élan amoureux qui se saisit alors des personnages d’autant plus touchants que le jeu des acteurs ne mise pas sur la performance technique. Par-delà ce cadre et cette trame, "La La Land" offre un vibrant concentré de vie, avec ses espoirs et ses déceptions, ses rêves perdus en route et retrouvés, rendus par ceux à qui on les avait confiés. Entre cruelles désillusions et soudaines envolées, ce beau film invite chacun à s’interroger, parfois au contact d’une bouleversante mélancolie, sur ce qui est ou aurait pu être, sur l’échec et le succès, les fêlures et les ratures de nos vies au fond si peu linéaires. Non content de s’emparer brillamment d’un genre exposé au risque de la désuétude, Damien Chazelle livre une œuvre intense et profonde, drôle et grave, comédie et mélodrame mêlés flirtant parfois avec le merveilleux. On ne se rappelle pas, ces dernières années, avoir autant eu envie de danser, de rire et de pleurer en allant au cinéma. Que demander de plus ? C'est une des plus belles romances de l'histoire du cinéma ainsi qu'une magnifique déclaration d'amour au cinéma et à la musique. A voir absolument