Avons-nous plusieurs vies ? La question ne se pose pas au sens propre mais pourrait l'être au sens figuré. Il est intéressant de voir à quel point une seule vie peut comporter une multitude d'expériences, aussi petites soient-elles, aussi intenses soient-elles. Alors, nous ne sommes heureusement pas arrivés au point de nous morfondre dans des phrases toutes faites comme "Nous n'avons qu'une seule vie" ou "La vie est trop courte donc il ne faut pas la gâcher". Loin de là, lorsque l'on se pose ce genre de question, il faut voir au-delà du simple sens des mots et parvenir au sens des actes. C'est là tout l'intérêt de *Lion*: Garth Davis ne nous fait pas la morale, il conte l'histoire extraordinaire et vraie de son protagoniste. Et pour lui, la vie d'un individu au sens propre n'est tout simplement que l'addition de toutes les vies qu'il peut avoir au sens figuré. La puissance du film ne réside pas seulement dans ce qu'il nous montre, mais également dans ce qu'il raconte.
Le scénario du film puise sa trame principale dans le livre *A Long Way Home* écrit par Larry Buttrose et surtout par Saroo Brierley, qui n'est autre que cet indien qui s'est perdu à 5 ans, se retrouvant malgré-lui à Calcutta, très loin de son frère et sa mère. Recueilli dans un orphelinat, il est adopté par une famille australienne et commence alors une nouvelle vie. On retrouve le personnage principal 20 ans plus tard sous les traits de Dev Patel, alors étudiant, qui va entamer des recherches pour retrouver sa famille de naissance. L'on pouvait craindre un certain déséquilibre dans le film entre la partie indienne et la partie australienne. Que nenni ! Garth Davis et son scénariste, Luke Davis, nommé (justement) aux Oscars, ont parfaitement su gérer ces deux parties, n'oubliant pas d'apporter un regard cinglant sur cette Inde des années 1980 qui fourmille, impatiente d'émerger, mais qui est frappée par une pauvreté et des inégalités criantes. Davis prend d'ailleurs le temps de poser sa caméra sur cette jeunesse victime de la misère et sous-développée et sous-éduquée, problème majeur en Inde et qui l'est toujours d'ailleurs. Le réalisateur n'a pas oublié l'Inde, à l'instar de Danny Boyle et son chef-d'oeuvre *Slumdog Millionaire* il y a presque neuf ans. Ce pays n'a pas servi de prétexte mais a été utilisé à bon escient, un décor, une prison pour les personnages. L'éducation n'est pas cette évasion pour les jeunes, au final, pour les 80 000 enfants indiens orphelins, l'évasion est l'adoption, à condition de ne pas être adopté par n'importe qui. Saroo a donc eu cette chance de tomber sur une bonne famille. Mais même lorsque celui-ci se trouve à quelques milliers de kilomètres, l'on ne renie jamais son passé, on n'oublie pas un passé, surtout lorsqu'il fut âpre et compliqué. L'émotion que veut apporter Davis est transmise à travers un montage efficace qui s'efface pour finalement traduire non seulement des souvenirs mais également la blessure, celle d'une vie que l'on croit gâchée parce qu'éloigné de celle qui nous a mis au monde. Une adoption peut certes changer une vie, mais elle ne remplace pas une vie: c'est une rupture brutale mais non finale. Et le Saroo que l'on retrouve étudiant se retrouve partagé entre deux mères et entre deux frères, Guddu, qu'il a perdu vingt ans auparavant, et Mantosh, lui aussi adopté. C'est un moment difficile de sa vie, celui où il croit qu'il a un choix à faire entre remuer les êtres du passé et ceux du présent, il pense que les uns ne peuvent aller avec les autres, qu'ils sont incompatibles. Étrangement, alors qu'il recherche les uns, il est en train de perdre les autres. *Lion* ne tombe pas dans le piège du paradoxe, il le magnifie. Et c'est ce qui rend à ce film sa beauté, une beauté pas seulement offerte par une histoire bouleversante, mais aussi par un visuel soigné, sincère, qui offre des scènes d'une remarquable portée, due à une photographie travaillée et récompensée elle-aussi par une nomination aux Oscars. Celle-ci s'appuie sur les contrastes entre une Inde mortifère et poussiéreuse, dont la couleur orange, appuyée et appliquée sur plusieurs tons, représente cette terre encore sauvage et laissée telle quelle, non goudronnée mais qui appelle à l'être, et une Australie développée qui se dévoile sous des couleurs plutôt neutres, unies. Greg Fraser joue parfaitement sur cette différence de couleur pour obtenir une vraie rupture entre les scènes indiennes et australiennes, coupées par un sublime montage.
Mais le film ne saurait être identique sans son casting. Trois acteurs se démarquent indéniablement: Dev Patel, le protagoniste, Nicole Kidman, la mère adoptive (les deux nommés aux Oscars dans la catégorie second rôle), et Rooney Mara, la petite-amie de Saroo. Ils portent à eux trois l'ambition d'un casting et de la mise en scène de personnages au destin extraordinaire. L'interprétation sans faille et sans surplus, simple de naturelle, des acteurs apporte cette touche ultime de sincérité qu'essayait déjà d'introduire la patte de Garth Davis. Le film est grand, et pourtant tout y est discret, rien n'est grandiloquent, rien ne se croit au-dessus de ce que le film est ni de ce que le film raconte. Et cette discrétion se retrouve dans la course aux Oscars. Alors que *La La Land* ou encore *Moonlight* trustent les têtes d'affiche, *Lion* poursuit son cours, avance sereinement. On ne peut pas encore dire s'il est sous-estimé, il a tout de même récolté six nominations dont celle de meilleur film auprès de l'Academy ainsi que de nombreuses récompenses depuis sa première à Toronto en septembre. On espère juste qu'il ne sera pas oublié et qu'il ne passera pas inaperçu car il est à la hauteur de son sujet et de son ambition et offre un récit brillant méritant d'être conté.
Pour son premier film, Garth Davis frappe un grand coup et réalise une entrée fracassante dans le monde du cinéma. Authentique à la réalisation de *Lion*, il a su porter à l'écran le destin fantastique de Saroo Brierley. Très compétent dans sa direction d'acteurs, il a également été entouré d'une équipe technique performante pour créer un film parmi les meilleurs du cru 2016, année décidément incroyablement productive qualitativement. La musique qui accompagne les presque deux heures du film ne résonne pas creux, bien au contraire, c'est la cerise qui vient se poser délicatement sur le gros gâteau que représente *Lion*. Les Weinstein ont eu le nez creux pour produire ce film au résultat brillant. Est-ce une surprise ? Difficile à dire car la qualité était annoncée mais jamais nous n'aurions pu imaginer une telle puissance dans l'émotion. Même s'il passe inaperçu en France, le film laissera une trace certaine chez ceux qui l'auront vu.